24 Août 2019
C'est au cours d'une croisière (peu importe le parcours, car une croisière consiste essentiellement à aller d'un lieu où on s'ennuie en un autre lieu où on n'a rien à faire) que j'ai découvert une approximation suffisante de ce que pouvait être la sottise absolue.
Dans la prison de luxe d'un paquebot, dès le troisième jour de la traversée, les pesanteurs sociologiques ont joué, les différentes familles spirituelles se sont reconnues à l'odeur. Même si la circulation est libre sur le bateau, les classes sociales se sont hâtées de se reconstituer (il n'y a qu'en cas de naufrage qu'elles se désintègrent complètement et cela ne va pas sans heurts). Il n'en demeure pas moins que règne à bord un climat de folie douce et qui, dans les premiers temps d'ailleurs, est assez euphorisant. Cela vient du fait que Dieu le Père est à bord. Dieu, bien entendu, c'est le Commandant.
Il a pris en charge, avec l'aide de son état-major et de son équipage, non seulement votre vie mais votre responsabilité. Il pense à votre place, décide en votre nom. Vous lui avez confié en gage, en plus de votre passeport, votre pouvoir de décision. Vous vous remettez à lui pour votre emploi du temps. Il est à votre service mais vous êtes à ses ordres : le bonheur dans l'esclavage.
Une fois à bord, il faut trouver son chemin à travers des successions interminables de couloirs, d'escaliers, et durant les premiers jours, nombreux sont les passagers égarés qui errent sans parvenir à regagner leur chambre ou le restaurant. L'habitué, lui, s'épargne cette phase préliminaire de tâtonnement: il a compris le système, connaît les petites astuces, et choisit toujours le plus court chemin pour aller d'un point à un autre. Cette aisance lui fait jeter des regards un brin condescendants sur les touristes incapables de s'orienter (dont je faisais partie) dans ce labyrinthe flottant.
Un petit journal sur la vie à bord édité quotidiennement, indique les différentes informations de la journée en cours (météo, tenue vestimentaire conseillée pour le soir, animations prévues, ainsi que les horaires des services, des boutiques, des bars et des restaurants).
Dans les débuts, vous ne vous laissez pas de bon gré dépouiller de vous-même. On s'accroche hargneusement aux petites imperfections du service et d'un beefsteak trop cuit on fait un cas de belligérance.
Au premier coup de mer, ressenti comme un coup de semonce, tout rentre dans l'ordre. Chacun s'abandonne et se vautre dans sa bienheureuse apathie. Il ne faut pas braver le maître des vents. Lui seul connaît le cap. Mais il est bon prince et vous laisse juste assez de jugement pour faire de nombreux achats, ou se rendre au casino, (Ainsi, un individu qui ne fréquenterait jamais ce genre d'établissement en temps normal, augmentera ses chances de succomber lui aussi à la tentation du jeu).
Tout est fait pour vous faciliter la vie : un signe de la main pour renouveler les consommations, une carte nominative pour régler les dépenses, une léthargie moite, le sentiment que rien ne peut arriver à condition d'être bien sage et de ne pas contrarier le commandant. Avec, dans la situation de croisiériste, en moyennant supplément, le droit de jeter, de temps à autre, un coup d'oeil furtif sur le monde extérieur : Des escales au cours desquelles de nombreuses excursions vous sont proposées. La compagnie invite chaudement le client à se laisser totalement aller à ses envies. La note, qui peut s'avérer très vite douloureuse, n'est présentée que le dernier jour, juste avant l'ultime débarquement.
Dès le quatrième jour on s'ennuie. On s'ennuie mais on mange, la régression mentale s'accompagnant automatiquement de boulimie. Une fois le mécanisme des voisins de table enclenché, le retour en arrière est impossible. Le paquebot restant un lieu extrêmement confiné, on se retrouve par la force des choses à les recroiser en permanence. Il faut alors composer. Cela revient à discuter météo, de l'étape maritime du jour, du «Vous avez vu quoi ?» ou «Ah, vous avez fait l'excursion ? Alors c'était bien ?» mais il ne faut jamais perdre de vue que vous allez partager une heure et demie de votre quotidien avec vos co-tablés. Parler des expériences passées est pour les habitués des croisières plus qu'un passage obligé à bord, c'est un point de repère permanent : «La nourriture était mieux sur la précédente croisière», «Les chambres sont vraiment bien sur ce bateau» ou «Tu te souviens le petit serveur là qu'on avait. Il était très professionnel» ou encore «Les gens l'année dernière étaient bien plus élégants»....
Je vous le dit maintenant : C'était en Norvège. Nous allions pendant la nuit de fjord en fjord. Et, quand je regardais le matin par le hublot, j'avais le sentiment que nous n'avions pas changé de place.
Le dépaysement, de cette façon, n'est qu'une collection de clichés. Le jeu ne me semble pas valoir la chandelle qu'on vous fait tenir.
Mais Telle est la carotte qui fait courir les vacanciers : onze mois d'embouteillages à Paris pour, par exemple, un mois d'embouteillage sur la Côte d'Azur, ou quelques jours sur un immeuble flottant, dont les passagers confinés dans ce ghetto de vacances, ont le droit de sortir quelques heures de temps en temps pour visiter au pas de course les sites proposés..... Tout est prévu pour que vous ne vous trouviez jamais en face de vous-même et dépensiez un maximum d'argent. On ne part pas à la recherche de quelque chose: On vérifie que ce qu'on nous fournit est conforme au prospectus.
Et pourtant au cours des vingts dernières années, les croisières sont devenues l'un des secteurs touristiques les plus porteurs.
D'où vient cet engouement pour les croisières ?
Le 5 janvier 1980, les premières notes d'un générique qui allait devenir culte résonnaient dans tous les postes de télévision. A l'écran : l'équipage sympathique d'un bateau de luxe s'escrimant à rendre chaque croisière plus exotique et plus romantique que les précédentes. Des histoires d'amour impossibles, un décor de rêve, des situations désopilantes, des guest stars à couper le souffle, plus de 20 ans d'audience au top ont fait de cette série un must du petit écran.
La Croisière s'amuse obtint un tel succès que de nombreuses stars voulurent y participer. Ainsi, alors qu'au début on n'y voyait que les acteurs des productions ABC, ce sont tous les peoples de l'époque qui firent une croisière sur le Pacific Princess, dont : Sonny Bono (Sonny & Cher) Ella Fitzgerald, The Temptations, Village People, Corey Feldman, Janet Jackson, etc....et plus surprenant encore Andy Warhol.
Des apparitions plus ou moins insolites faisaient toujours leur petit effet : ça alors, regarde qui joue dans la Croisière s'amuse !
Avec son ambiance de luxe et d’exotisme, la série a toutefois eu un effet inattendu : elle a revitalisé l’industrie des croisières, en redéfinissant l’image que le public en avait. Les spectateurs visés – soit un public classique voire âgé, qui passait le samedi soir devant sa télé et se réjouissait de retrouver à l’écran les stars du cinéma de sa jeunesse – représentaient précisément la cible des compagnies de croisière, qui n’auraient pu rêver meilleure publicité.
Comme son titre l’indique, La Croisière s'amuse : ces voyages jusque là perçus comme guindés et élitistes apparaissaient soudain amusants et accessibles. Gigantesque spot publicitaire, la série a démocratisé et popularisé les croisières aux yeux de spectateurs qui, soudain, ont été tentés par des vacances à bord d’un paquebot, attirés par l’image que leur en renvoyait la télévision. On pourrait croire que cet impact n’a eu qu’un effet modéré; en réalité, la croissance a été exponentielle à partir de la diffusion et le succès a fait boule de neige. En 1980, 500 000 passagers ont embarqué pour une croisière ; il étaient plus de 4 millions en 1990… Et qui mieux que les acteurs de La Croisière s'amuse pour attirer les voyageurs ?! Voici par exemple le spot tourné par McLeod :
«On nous a qualifié de télévision stupide», s'est souvenu Gavin MacLeod en 2018. À l'époque, a-t-il noté, les critiques disaient que «nous allions couler somme le Titanic». La série est pourtant devenue très populaire et continue aujourd'hui d'être diffusée dans de nombreux pays.
40 ans après, La Croisière s'amuse reste une série marquante - moins pour ses intrigues et son histoire que pour l'image qu'elle a laissée. Même si l'on a jamais vu le moindre épisode, on la connaît tous de nom, et son générique est resté dans les mémoires. Mais elle fait aussi figure de symbole, par l'incroyable impact qu'elle a eu sur le marché des croisières. La Croisière s'amuse est un bon exemple de la manière dont la télévision en général et une série en particulier peuvent influer sur les habitudes de consommation de ses téléspectateurs.
Voici ce que vous attendez, sans doute impatiemment ..... le générique du film et sa chanson culte :
La chanson du générique a été concoctée spécialement pour la série. Les paroles ont été écrites par Paul Williams et la musique par Charles Fox.
Propos de Paul Williams : «Charlie Fox m'a donné la mélodie et m'a dit que c'était une nouvelle série intitulée «The Love Boat». Honnêtement, nous ne pensions pas que ça allait durer plus de 6 semaines. Nous nous sommes dit «Mais qui va vouloir regarder une série qui se passe sur un bateau de croisière ?» Il m'a envoyé la mélodie, et je me suis dit....«Qu'est-ce que c'est que ça ? Tout sur l'amour, vous savez, chaque épisode allait porter sur ces trois petites histoires....Vous savez, rencontrer et tomber amoureux, traverser les choses de la vie»...
Je vous ai gardé le meilleur pour la fin :
A bord, le vendredi soir est habituellement dévolu au dîner de gala du commandant. La nourriture n'est pas vraiment plus exceptionnelle que les autres soirs, mais les passagers ont l'honneur de dîner dans la même pièce que le commandant, ainsi que d'une petite armée d'officiers qui partagent sa table de seul maître à bord.
Entre le fromage et le dessert, les convives sont plongés dans le noir avant que la musique de ....La croisière s'amuse - je ne plaisante pas - explose littéralement les oreilles de tout le monde dans la salle. S'ensuit alors un moment difficile à décrire, à la croisée d'une fin de dîner de mariage et du Plus grand cabaret du monde de Patrick Sébastien, durant lequel tout le monde se met à faire tourner les serviettes, pendant que les chefs de cuisine, sommeliers, maîtres d'hôtel et plein d'autres membres d'équipage défilent à travers tout le restaurant en agitant la main, tout sourire, avant que la procession ne se termine par le tour du commandant et le service d'une énorme omelette Norvégienne meringuée enflammée à chaque table, tandis que les convives reprennent tous en chœur ....♪♫ «Love, exciting and new ...Come Abord, We're expecting you........... It's love, It's love, It's love » ♫♪ (Je précise qu'il n'y avait aucune carafe d'eau sur les tables)...Dans ces gueuletons là, tout le monde est à la joie ; j'en ris encore !
Ces dix dernières années, de grandes compagnies ont largement renouvelé ce spécimen. Le modèle économique des paquebots a été revu de fond en comble, les passagers ne sont plus conviés nulle part. Pour être invités par le commandant, il faut déjà faire partie d'une liste de V.I.P, qui est constituée avant l'embarquement et qui dépend de votre statut social. Si vous voulez prendre une photo avec le commandant, il faut le demander et la payer obligatoirement. Les navires sont devenus de véritables parcs de loisirs flottants, et bientôt les touristes ne descendront même plus à terre. De plus nous le savons maintenant, le niveau de pollution sur le pont de certains bateaux est parfois même pire que celui des mégapoles les plus polluées au monde !
Etes-vous «Boat» ou «beurk» ?