3 Mars 2020
Qui ne connaît la peu édifiante histoire du président Félix Faure expirant à l'Élysée, n'ayant plus «sa connaissance», sortie par une porte dérobée ? ....Une anecdote tant de fois racontée qu'elle appartient au patrimoine commun des Français, au même titre que l'inusable gag du président Deschanel tombé du train en pyjama....
«Une simple artère athéromateuse, cassée dans un paroxysme qui n'avait rien de protocolaire, nous enleva ce merveilleux grotesque, quasi couronné», écrivait Clemenceau deux ans après les faits. On lui prête aussi ce résumé plus gaillard de l'affaire Félix Faure : «Il voulut être César et il finit Pompée».
César, c'est le jeune ambitieux qui est élu député du Havre en 1881, constamment reconduit jusqu'en 1895 et trois fois membre du gouvernement : éphémère sous-secrétaire d'État au Commerce et aux Colonies de 1885 à 1887, ministre à la Marine et aux Colonies en 1881, sous-secrétaire d'État de la Marine en 1894, dans le dernier cabinet de Jules Ferry.
Né à Paris le 31 janvier 1841, Félix Faure est le fils d'un industriel du meuble, mais il aura l'habileté de laisser circuler une photo le montrant en tablier de tanneur, au milieu des ouvriers, ce qui le fait passer pour un petit artisan fils de ses oeuvres. Au havre, ce républicain modéré est en réalité un notable influent qui a été consul de Grèce, adjoint au maire, président de la chambre de commerce : dans l'hémicycle, c'est l'homme des armateurs et des monopoles coloniaux, apprécié par sa maîtrise des dossiers maritimes et sa prudence pateline. Au début de l'année 1895, la démission du président Casimir-Perier oblige les parlementaires à se réunir de manière impromptue à Versailles pour lui désigner son successeur à l'Élysée. Sa belle prestance et ses réseaux font de Félix Faure un candidat intéressant pour les modérés : devancé par le radical Brisson au premier tour, il bénéficie au second du retrait de Waldeck Rousseau et, au soir du 17 janvier 1895, devient président de la République Française par 430 voix contre 361.
C'est là que Pompée commence à se révéler. Portant beau, aimant le faste, Félix Faure souhaite rehausser le prestige de la fonction présidentielle, singulièrement terne aux débuts de la IIIe République. Les chasses de Rambouillet, c'est lui qui en fait un rendez-vous chic entre tous, de même qu'il prend l'habitude d'inaugurer le Grand Prix d'Auteuil, où il arrive en landau attelé à la daumont, précédé d'un piqueur.
Coquet, Félix Faure fait même dessiner un projet de costume présidentiel, chamarré et galonné comme un uniforme impérial, qui est accueilli en Conseil des ministres par un silence gêné.....
Devant se contenter de l'habit noir au plastron impeccablement blanc, Félix Faure n'en fera pas moins bonne figure devant le tsar, dans les cérémonies qui scellent l'alliance franco-russe. On l'appelle le «Président Soleil», et le monarque républicain, quoique marié et père de famille, se dit qu'il n'est point de grand roi sans épouses morganatiques. On lui prête de nombreuses conquêtes dans les théâtres subventionnés, mais c'est aux manoeuvres des Alpes qu'il croise la charmante Marguerite Steinheil, dite Meg, épouse d'un peintre à qui les commandes officielles ne vont pas manquer.
Cette petite brune potelée, intelligente et particulièrement délurée, achève d'épuiser le chef de l'État, qui la reçoit régulièrement dans les salons élyséens.
Le 16 février 1899, après avoir signé quelques papiers, puis écouté assez distraitement l'archevêque de Paris et le prince de Monaco, le président, fatigué mais content, accueille sa chère Meg au salon d'Argent. Bientôt son chef de cabinet, assisté d'un médecin, tente vainement de le ranimer, tandis que dame Steinheil file prestement par une issue discrète. Il s'agit d'une femme mariée, l'adultère est encore un délit à l'époque....
Officiellement, Félix Faure «fut frappé d'une hémorragie cérébrale», thèse encore défendue dans le Dictionnaire des parlementaires français publié aux Presses universitaires de France en 1968... Mais les initiés, dès 1899, savent bientôt la vérité, qui va resurgir en 1908 de manière spectaculaire quand la belle Meg se retrouve au centre du «crime de l'impasse Ronsin» - le double assassinat de son mari et de sa mère, auquel elle est soupçonnée d'avoir prêté la main.
Un rapport de police du 24 novembre 1908 fait ainsi état de conversations de couloir à la Chambre, où il n'est plus question que de l'ancienne maîtresse présidentielle :«Il n'y avait de divergence dans les récits que sur la question de savoir si la mort s'était produite à l'Élysée même ou en dehors, mais il y avait accord complet sur ce point capital : c'est au moment même où Félix Faure se livrait à des épanchements très intimes avec Mme Stienheil qu'une crise cardiaque l'a emporté ; et sur la nature de ces épanchements, l'accord était également complet : comme le disait Gérault-Richard, Mme Steinheil, si prodigue d'interviews, avait prouvé dès longtemps, et surtout ce jour-là, à Félix Faure, qu'elle abusait de sa langue...et Félix Faure la laissa causer trop longtemps....
Surnommée «la Pompe funèbre», Meg est alors soupçonnée par les milieux antisémites d'avoir trempé dans un complot juif....Félix Faure n'était pas ouvertement anti-dreyfusard, mais sa prudence naturelle l'avait conduit à aborder avec la plus grande réserve la révision du procès Dreyfus. L'auteur de la France Juive, Drumont, accuse donc Mme Steinheil d'avoir été l'instrument d'un véritable crime, commandité par le «syndicat» des dreyfusards. Comme l'anarchiste Caserio avait poignardé le président Sadi Carnot, «Caseria» aurait tué le président Félix Faure sous ses caresses lascives.....On parle de bonbons à la cantharide, aphrodisiaque puissant et dangereux, et même d'un préfreudien «cigare au cyanure» que la conspiratrice aurait offert à son amant présidentiel.....
C'est dans ce contexte hautement fantasmatique qu'est jugée Meg Steinheil pour le double assassinat de l'impasse Ronsin, en 1909 : un procès retentissant, à l'issue duquel «la Sarah Bernhardt des assises» sera non seulement acquittée, mais demandée en mariage par un riche britannique, fasciné par cette mystérieuse femme fatale en habit de veuve. Devenue Lady Scarlett Abinger, elle finira tranquillement sa vie en héroïne d'Agatha Christie, dans la campagne anglaise, où elle s'éteindra octogénaire le 18 juillet 1954.
Elle survivra plus longuement encore au Sénat français, où une statue de naïade en bronze, posée pendant le procès, a été baptisée «Mme Steinheil» par les sénateurs : les membres de la Haute Assemblée prirent même l'habitude de lui toucher le sein, censé porter bonheur, avant d'aborder la tribune. Localement dé-patinée par ces tripotages parlementaires, l'oeuvre fut remisée en 1971, puis restaurée : «La Nymphe de la source» est maintenant visible au musée d'Orsay, où les visiteurs continuent de titiller le téton tentateur ; mais aucun cas de mort subite n'a pour le moment été signalé parmi les touristes.
Quant au galant Félix Faure, populaire de son vivant, il fut oublié très vite, et son nom n'aurait sans doute par survécu dans la mémoire collective sans les circonstances piquantes de sa fin.
Clemenceau, toujours prodigue de ses coups de griffe, a ciselé pour lui cette oraison terrible :
En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui !