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Adèle Haenel sort du silence grâce à LEAVING NEVERLAND

Dans une enquête publiée le dimanche 3 novembre sur Mediapart, Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia d'«attouchements» et de «harcèlement sexuel» lorsqu'elle était âgée de 12 à 15 ans.

Sur le plateau de Mediapart, la comédienne parle. Parce que «Le silence est le meilleur moyen de maintenir l'oppression sur les victimes».

Adèle Haenel : «C'est en voyant récemment un documentaire sur Michael Jackson : LEAVING NEVERLAND qui m'a fait changer de perspective sur ce que j'ai vécu. J'ai compris qu'il ne s'agissait pas que d'une histoire privée, mais que c'était une histoire publique».

D'abord, il y a eu la «honte», profonde, tenace, indélébile. Puis la «colère», froide, qui ne l'a pas quittée pendant des années. Et enfin l'apaisement, «petit à petit», parce qu'il a bien fallu «traverser tout cela». En mars 2019, la colère s'est ravivée, «de manière plus construite», à l'occasion du documentaire de la chaîne HBO sur Michael Jackson, qui révèle des témoignages accablants accusant le chanteur de pédo-criminalité, et met à jour une mécanique d'emprise. 

Ça m'a fait changer de perspective sur ce que j'avais vécu, parce que je m'étais toujours forcée à penser que ça avait été une histoire d'amour sans réciprocité. J'avais adhéré à sa fable du «nous, ce n'est pas pareil, les autres ne pourraient pas comprendre». Et puis il a aussi fallu ce temps-là pour que je puisse, moi, parler des choses, sans en faire non plus un drame absolu. C'est pour ça que c'est maintenant.

Adèle Haenel

Christophe Ruggia

Adèle Haenel a décidé de poser publiquement les mots sur ce qu'elle «considère clairement comme de la pédophilie et du harcèlement sexuel». Elle accuse donc le réalisateur Christophe Ruggia de comportements sexuels inappropriés entre 2001 et 2004, alors qu'elle était âgée de 12 à 15 ans, et lui de 36 à 39 ans. L'actrice dénonce «l'emprise» importante du cinéaste lors du tournage du film Les Diables, puis un «Harcèlement sexuel permanent», des «attouchements» répétés sur les «cuisses» et «la poitrine», des «baisers forcés dans le cou», qui auraient eu lieu dans l'appartement du réalisateur et lors de plusieurs festivals internationaux. Elle ne souhaite pas porter l'affaire devant la justice qui, de manière générale, selon elle, «condamne si peu les agresseurs» et «un viol sur cent». «La justice nous ignore, on ignore la justice». 

Contacté par Mediapart, Christophe Ruggia, qui a refusé leur demande d'entretien, n'a pas souhaité réponde à leurs questions précises. Mais il a fait savoir, via ses avocats, Jean-Pierre Versini et Fanny Colin, qu'il «réfutait catégoriquement avoir exercé un harcèlement quelconque ou toute espèce d'attouchement sur cette fille alors mineure». «Vous m'avez fait parvenir cette nuit en 16 points un questionnaire fleuve sur ce qu'aurait été la relation professionnelle et affective que j'ai entretenue, il y a plus de quinze ans avec Adèle Haenal dont j'ai été le «découvreur» de son grand talent. La version systématiquement tendancieuse, inexacte, romancée, parfois calomnieuse que vous m'avez adressée ne me met pas en mesure de vous apporter des réponses». a-t-il réagi dans une déclaration écrite.

L'histoire commence en décembre 2000. Adèle Haenel a onze ans, ses journées se partagent entre sa classe de cinquième à Montreuil (Seine-Saint-Denis), ses cours de théâtre et ses entraînement de judo. En accompagnant son frère à un casting, c'est elle qui décroche le rôle pour Les Diables. «La gosse était exceptionnelle, il n'y en avait pas deux comme elle», se souvient Christel Baras, la directrice de casting du film, restée amie avec sa recrue. 

À l'époque, la fillette, comme ses parents, est sur un petit nuage. «C'était un conte de fées, c'était complètement hallucinant que cela nous tombe dessus», résume son père, Gert. «Je me sens gonflée d'une importance nouvelle, je vais peut-être faire un film», écrira la comédienne dans ses carnets personnels, rédigés à posteriori, en 2006, et que Mediapart a pu consulter. Elle y évoque la «nouveauté», le «rêve», le «privilège» d'«être seule sur scène, au centre de l'attention de tous ces adultes», «de sortir du lot». Sa «passion» du théâtre. Et ses «petites discussions avec Christophe Ruggia», qui la «raccompagnait dans sa voiture», l'«invitait toujours à manger au restaurant», alors qu'elle avait «eu honte la première fois» parce qu'elle n'avait pas assez d'argent pour payer. 

«Pour moi, c'était une sorte de star, avec un côté Dieu descendu sur Terre parce qu'il y avait le cinéma derrière, la puissance et l'amour du jeu», explique aujourd'hui l'actrice. Sa famille - classes moyennes intellectuelles -, «devient tout d'un coup exceptionnelle» se souvient-elle. «Et moi je passe du statut d'enfant banal à celui de promesse d'être «la future Marilyn Monroe», selon lui. À la maison, Ruggia est reçu «avec tous les honneurs». «C'était un bon réalisateur,  il venait de faire Le Gone du Chaâba, un très bon film. On lui faisait confiance», raconte sa mère, Fabienne Vansteenkiste

Le scénario des Diables, dérangeant et ponctué des scènes de nudité, ne rebute pas les parents. Le film met en scène l'amour incestueux de deux orphelins fugueurs, Joseph (Vincent Rottiers) et sa soeur Chloé (Adèle Haenel), autiste, muette et allergique au contact physique. Il aboutit à la découverte de l'amour physique par les deux préadolescents. Christophe Ruggia n'a jamais fait mystère du caractère en partie autobiographique de ce film, «un compromis entre une dure réalité vécue par [ses] deux meilleurs amis et la [sienne]», a-t-il dit dans la presse.

Parmi les vingt membres de l'équipe du film, certains disent «ne pas avoir de souvenirs» de ce tournage ancien ou bien n'ont pas souhaité répondre aux question de Mediapart. D'autres assurent n'avoir «rien remarqué». C'est le cas, par exemple, du producteur Bertrand Faivre, de l'acteur Jacques Bonnaffé (présent quelques jours sur le tournage), ou de la monteuse du film, Tina Baz. Restée proche du cinéaste, cette dernière le décrit comme «respectueux», «d'une affection formidable», «avec un investissement absolu dans son travail» et une «relation paternelle sans ambiguïté» avec Adèle Haenel

À l'inverse, beaucoup dépeignent un réalisateur à la fois «Tout puissant» et «infantile», «immature», «étouffant», «vampirisant», «accaparant», «invasif» avec les enfants, s'isolant dans une «bulle» avec eux. Neuf personnes décrivent une «emprise», ou bien un fort «ascendant» ou encore un rapport de «manipulation» du cinéaste avec les deux comédiens, qui le percevaient comme «Le Père Noël»

Sur le tournage, qui débute le 25 juin 2001, Christophe Ruggia aurait réservé un traitement particulier à Adèle Haenel, âgée de douze ans, «protégée, soignée, trop couvée» selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart. «C'était particulier avec moi, confirme l'actrice. il jouait clairement la carte de l'amour, il me disait que la pellicule m'adorait, que j'avais du génie. J'ai peut-être cru  un moment à ce discours».

Comment distinguer, sur un tournage, la frontière subtile entre une attention particulière portée à une enfants qui est l'actrice principale du film, une relation d'emprise et un possible comportement inapproprié ? écrit Mediapart. À l'époque, plusieurs membres de l'équipe peinent à mettre un mot sur ce qu'ils observent. D'autant qu'aucun d'entre eux n'a été témoin de «geste à connotation sexuelle» explicite du cinéaste à l'égard de la comédienne. J'oscillais tout le temps entre «Ça ne va pas du tout ce qui se passe» et «Il est peut-être juste fasciné», se rappelle Hélène Seretti, 29 ans alors. J'étais jeune, je ne me faisais pas confiance. Aujourd'hui ce serait différent». 

La régisseuse, Laëtitia, s'est elle aussi prise au doute : C'est très compliqué de se dire que le réalisateur pour qui on travaille est potentiellement abusif, qu'il y a manipulation. Je me disais parfois : Est-ce que j'ai rêvé ? Est-ce que je suis folle ? Et personne n'aurait l'idée de s'immiscer dans sa relation avec les comédiens, d'oser dire un mot, car cela fait partie d'un processus de création. D'où les possibilités d'abus - qu'ils soient physiques, moraux ou émotionnels - sur les tournages.

Deux membres de l'équipe du film affirment à Mediapart avoir été tenus à l'écart après avoir formulé des inquiétudes par rapport à l'actrice. Hélène Seretti raconte qu'elle se serait «mis à dos» le cinéaste en exprimant ses doutes. Un matin, elle saisit l'occasion d'une «sale nuit» passée par la comédienne, après que sa mère l'eut questionnée sur le comportement de Christophe Ruggia, pour s'entretenir avec le cinéaste. «C'était compliqué de vraiment nommer les choses face à lui, j'ai essayé d'expliquer qu'Adèle n'allait pas bien, que ça allait trop loin, qu'on ne pouvait pas continuer comme ça». Il m'a répondu : «Tu veux foutre en l'air mon film, tu ne te rends pas compte le rapport privilégié que j'ai avec eux». À partir de là, elle prétend qu'il ne lui «a plus adressé la parole» et que «la suite du tournage n'a pas été simple». Elle dit avoir tenté d'évoquer ses craintes auprès de plusieurs membres de l'équipe. «C'est le cinéma, c'est le rapport avec l'acteur» ; «le réalisateur, c'est le patron», lui aurait-on répondu. «On osait pas contester le metteur en scène, j'avais peur et je ne savais pas quoi faire ni à qui m'adresser», analyse-t-elle aujourd'hui. 

Les témoins de Mediapart invoquent la posture du «réalisateur tout-puissant» pour expliquer que personne n'a essayé de s'élever contre son comportement. Les uns racontent avoir eu peur que leur contrat ne soit pas renouvelé ou d'être «blacklistés» dans ce milieu précaire ; les autres disent avoir mis son attitude sur le compte du «rapport particulier du metteur en scène avec ses comédiens», de ses «méthodes de travail» pour «susciter le jeu de ses acteurs». Et la plupart disent avoir été préoccupés par un tournage qu'ils décrivent comme «difficile, harassant, avec peu de moyens financiers et six jours de travail par semaine».

La mère de l'actrice elle-même s'est questionnée. Fabienne Vansteenkiste raconte à Mediapart le «malaise» qui l'a envahie lors de sa venue sur le tournage, à Marseille. «Sur le Vieux-Port, Christophe était avec Adèle d'un côté, Vincent de l'autre, ses bras passés par-dessus l'épaule de chacun, à leur faire des bisous. Il avait une attitude bizarre pour un adulte avec des enfants». Sur le moment, elle ne dit rien, pensant qu'elle ne connaît pas le milieu du cinéma. Mais sur la route du retour, inquiète, elle s'arrête à une station essence pour trouver un téléphone et appelle sa fille pour lui demander «ce qui se passe avec Christophe». «Adèle m'a envoyée sur les roses, sur l'air de «Mais, ma pauvre, tu as vraiment l'esprit mal placé», se souvient sa mère. La nuit qui suit, la collégienne fera une inhabituelle crise de nerfs. «Je n'étais absolument pas calmable, je criais comme une sorte d'animal, j'étais blessée. Le lendemain j'étais mal à l'aise sur le plateau, on a refait la scène plein de fois alors qu'elle était simple», raconte Adèle Haenel. Hélène Seretti n'a pas oublié cet épisode : «Il y avait une dichotomie en elle, elle sentait le trouble - sans pouvoir encore le nommer - et en même temps elle répétait qu'elle voulait aller au bout de ce film».

C'est après le tournage, achevé le 14 septembre 2001, que la relation exclusive du cinéaste, âgé de trente-six ans, avec l'actrice de douze ans, aurait glissé vers autre chose, affirme Adèle Haenel.

D'après son récit, le cinéaste «procédait toujours de la même façon» : «des fingers au chocolat blanc et de l'Orangina» posés sur la petite table du salon, puis une conversation durant laquelle «il dérapait», avec des gestes qui «petit à petit prenaient de plus en plus de place». Pour l'actrice, il est clair qu'il cherchait à avoir des relations sexuelles avec elle,  ses caresses était quelque chose de permanent. «il partait du principe que c'était une histoire d'amour et qu'elle était réciproque, que je lui devais quelque chose, que j'étais une sacrée garce de ne pas jouer le jeu de cet amour après tout ce qu'il m'avait donné. À chaque fois je savais que ça allait arriver. Je n'avais pas envie d'y aller, je me sentais vraiment mal, si sale que j'avais envie de mourir. Mais il fallait que j'y aille, je me sentais redevable».

Ses parents eux, ne se posent pas de questions, «je me dis, elle regarde des films, c'est super bien qu'elle ait cette culture cinématographique grâce à lui», se souvient sa mère. Vincent Rottiers explique que lui aussi se rendait souvent chez Ruggia, pour parler cinéma et actualité, parfois avec des amis : «C'était devenu la famille, Christophe. Mon père de cinéma. Adèle était parfois déjà là quand j'arrivais, je me disais que c'était bizarre, je me posais des questions, mais sans comprendre». 

Christophe Ruggia, lui, réfute catégoriquement auprès de Mediapart tout «harcèlement quelconque ou toute espèce d'attouchement». 

Selon l'actrice, le réalisateur aurait eu les mêmes gestes dans un autre huis clos : celui des chambres d'hôtel des festivals internationaux, que le cinéaste a écumés avec ses deux jeunes acteurs après la sortie du film, en 2002 : Yokohama (Japon),  Marrakech (Maroc), Bangkok (Thaïlande). La comédienne a tout conservé de cette promo au cours de laquelle elle a découvert avec fascination, à treize ans, l'avion, la plage, les buffets luxueux, les flashs qui crépitent, les autographes à signer. Mais elle n'a pas non plus oublié les stratégies développées pour échapper à des attouchements dans la promiscuité des chambres d'hôtel. Mais aussi l'état d'angoisse qu'elle ressentait : «Un matin, je me suis réveillée et j'ai commencé à avoir peur, je me suis dit «je ne me suis pas endormie dans ce lit». Sur plusieurs séries de clichés du festival, que Possède Mediapart, on voit le réalisateur en smoking tenir par la hanche l'actrice, robe longue de soirée et dents de lait manquantes.

Plusieurs documents et témoignages recueillis par Mediapart confortent le récit d'Adèle Haenel. D'abord les confessions qu'aurait faites Christophe Ruggia lui-même, au printemps 2011, à une ex-compagne, la réalisatrice Mona Achache.

Questionné sur le récit de Mona Achache, Christophe Ruggia n'a pas répondu.

Autre élément : deux lettres adressées par le réalisateur lui-même à la comédienne, en juillet 2006 et juillet 2007, démontrent les sentiments qu'ils a nourris à son égard.

La comédienne affirme avoir adressé, début 2005, une lettre au metteur en scène, dans laquelle elle lui explique qu'elle ne veut plus venir chez lui, et qu'elle arrête le cinéma. 

Le déclencheur viendra au printemps 2019, avec le documentaire consacré à Michael Jackson, mais aussi en découvrant que Christophe Ruggia préparait un nouveau film dont les héros portent les prénoms de ceux des Diables. 

«C'était vraiment abuser. Ce sentiment d'impunité...Pour moi, cela voulait dire qu'il niait complètement mon histoire. Il y a un moment où les faux-semblants ne sont plus supportables» relève-t-elle. La comédienne redoute aussi que les actes qu'elle dit avoir subis ne se reproduisent à l'occasion de ce nouveau film, intitulé L'Émergence des papillons, et qui met en scène deux adolescents. 

Si l’actrice en parle publiquement aujourd’hui, insiste-t-elle, «ce n’est pas pour brûler Christophe Ruggia » mais pour « remettre le monde dans le bon sens », « pour que les bourreaux cessent de se pavaner et qu’ils regardent les choses en face », « que la honte change de camp », « que cette exploitation d’enfants, de femmes cesse », « qu’il n’y ait plus de possibilité de double discours ». 

Un constat partagé par la réalisatrice Mona Achache, pour qui il ne s’agit pas de «régler des comptes » ou « lyncher un homme », mais de « mettre au jour un fonctionnement abusif ancestral dans notre société». «Ces actes découlent du postulat que la normalité siège dans la domination de l’homme sur la femme et que le processus créatif permet tout prolongement de ce principe de domination, jusqu’à l’abus », analyse-t-elle.

Comme elle, Adèle Haenel entend aussi soutenir, par son témoignage, les victimes de violences sexuelles : « Je veux leur dire qu’elles ont raison de se sentir mal, de penser que ce n’est pas normal de subir cela, mais qu’elles ne sont pas toutes seules, et qu’on peut survivre. On n’est pas condamné à une double peine de victime. Je n’ai pas envie de prendre des Xanax, je vais bien, je veux relever la tête» «Je ne suis pas courageuse, je suis déterminée, ajoute-t-elle. Parler est une façon de dire qu’on survit.»

Dans la foulée de la publication de l'enquête de Mediapart  (ci-dessus résumée) Christophe Ruggia a été radié lundi de la Société des réalisateur de films (SRF). «La SRF exprime son soutien total, son admiration et sa reconnaissance à la comédienne Adèle Haenel, qui a eu le courage de s'exprimer après tant d'années de silence. Nous tenons à lui dire que nous la croyons et que nous en prenons acte immédiatement, sans nous dérober à notre propre responsabilité», a indiqué cette association professionnelle de cinéastes, qui compte quelque 300 adhérents. 

Le parquet de Paris a annoncé, mercredi 6 novembre, l'ouverture d'un enquête pour «agressions sexuelles sur mineure par personne ayant autorité» et «harcèlement sexuel» après le témoignage de l'actrice Adèle Haenel.

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