3 Avril 2020
En cette période inédite, notre vie est radicalement bouleversée. Ce scénario, maintes fois traité au cinéma, comme en littérature, est devenu une réalité, mais personne n'a mieux peint notre confinement qu' Edward Hopper.
Cela fait 53 ans maintenant que Hopper est mort et sa popularité n'a pas diminué. Ses oeuvres dépeignent la solitude urbaine, la déception, voire le désespoir. Hopper continue d'être considéré comme un peintre important de l'«imagination américaine», un phénomène que ses peintures urbaines capturent.
Hopper a peint des individus solitaires dans des espaces impersonnels, avec des yeux creux et sombres regardant depuis les fenêtres ou seuls dans des bistrots, pour rappeler aux spectateurs que l'état d'humanité par défaut est l'isolement. Dans les oeuvres de Hopper, même une ville animée ne remédie pas à l'isolement, mais l'aggrave.
Dans une Amérique en mutation du XXe siècle, sa marque d'américanisme offrait un contrepoint à l'optimisme américain. À l'instar de Hopper, les écrivains se préoccupent des effets négatifs de l'urbanisation et des disparités économiques croissantes. Au coeur de la vision urbaine de Hopper se trouvent les paradoxes du mythe démocratique fondateur. Nous avons tous été crées égaux, et pourtant ce qui nous rend égaux, c'est notre unicité et notre individualiste absolus et inviolables.
Les peintures de Hopper sont une source d'inspiration pour ses contemporains et au-delà. Dans la culture populaire, il a influencé un large éventail d'artistes, dont Alfred Hitchcock, qui s'est inspiré de sa «maison près de la voie ferrée» peinte en 1925, pour son célèbre film Psychose de 1960. L'imposante structure en bois de la «Psycho House» d'origine, ainsi que le bâtiment du Bates Motel sont devenus des attractions touristiques d'Universal Studios à Los Angeles.
◄ Night Window (1928) appartient à l'espace visuel de la grande ville nocturne, où le voyeurisme ne constitue plus le tourment de l'homme d'église enfermé dans son clocher, mais l'affaire quotidienne de centaines d'individus s'observant les uns les autres. Le coup d'oeil sur une intimité suggérée par quelques éléments signifiants (le lit, le radiateur, la moquette qui a la verdeur d'une prairie) se concentre sur la croupe féminine et le voilage qu'emporte un souffle de nuit d'été. La force de notre convoitise se trouve multipliée par le confinement et l'inaccessibilité de son objet. C'est sûrement la raison pour laquelle le «voyeurisme» est un terme sur-utilisé dans les critiques de Hopper. Cette image peut être repérée dans le film de Hitchcock de 1954, Rear Window.
Nighthawks est peut-être l'oeuvre la plus référencée de Hopper dans la culture populaire, influençant l'album live de Tom Waits en 1975, Nighthawks at the Diner. ▼
La réputation culturelle de Hopper a sûrement été cimentée lorsque le même restaurant de Nighthawks a été réinventé en tant que Moe's Bar dans l'épisode 18 de la saison 8 des Simpsons.
Edward Hopper a la capacité étrange d'infuser même avec la scène la plus banale, un sentiment d'anxiété. C'est le cas de sa «Room in New York» (1932) ►
Peint comme entrevue à travers une fenêtre, la scène se déroule la nuit. Un homme est assis dans un fauteuil rembourré et lit intensément un journal. Une femme en robe rouge est assise devant un piano noir et droit. Un doigt touche doucement une des touches du piano. Sa robe est festive, mais cette situation crée le sentiment d'un silence difficile ! Sont-ils sortis et viennent-ils de rentrer ? Envisagent-ils de sortir plus tard ? la distance entre eux paraît infranchissable ! Hopper, comme d'habitude, fait attention aux couleurs. Le fauteuil, et l'ombre plissée d'une lampe mi-cachée font écho à la robe rouge de la femme. Ce sont ces couleurs vives qui sautent aux yeux. Nous ne voyons qu'une partie de la fenêtre ouverte, qui est peinte dans des tons sévères de mauve, gris et noir, comme si un clair de lune intense s'y reflétait.
Le pouvoir obsédant de l'art de Hopper découle de sa marque particulière de réalisme, qui est clairsemé, peu enclin aux détails étrangers et, finalement, caractérisé par ce que le peintre semble omettre plutôt que ce qu'elle représente. Il a transformé des espaces américains emblématiques tels que les restaurants, les pharmacies, les chambres d'hôtel, les stations-service et les cinémas en espaces reflétant le domaine intérieur de l'artiste, des espaces d'humeur, de sentiments, de contemplation de sa position dans le monde.
Derrière l'apparente simplicité des peintures se cache une grande complexité et profondeur. Le manque de détails invite le spectateur à contempler l'image en spéculant sur les événements passés et imminents, sur les relations entre les personnages, et sur les désirs et les angoisses provoqués par notre propre besoin d'examiner la vie de ces personnages.
Les premières influences de Hopper incluent les impressionnistes Français, en particulier Edgar Degas. De ces artistes, Hopper a été fasciné par le jeu de lumière et par le désir de créer des sentiments et des idées dans l'oeil du spectateur, plutôt que de fournir trop de détails de représentation.
Ainsi, lorsque nous regardons une autre personne, les peintures de Hopper nous invitent à nous demander, que regardons-nous exactement ? Réflexions sur nous-même, nos désirs, nos rêves et nos soucis ? Ou quelqu'un tout à fait autre, quelqu'un que nous ne pouvons jamais espérer comprendre ou approcher ? Ces deux choses sont-elles finalement les mêmes ? Le travail de Hopper continue à interpeller parce qu'il explore si sincèrement ces questions fondamentales sur l'identité et les relations interpersonnelles.
Hopper a créé plus de 800 peintures, aquarelles et gravures connues, ainsi que de nombreux dessins et illustrations. Ses interprétations austères mais intimes de la vie américaine, plongées dans l'ombre ou grillées par le soleil, sont des drames minimaux imprégnés d'une puissance maximale.
La lumière violente et blafarde de ses bars de nuit ou de ses stations d'essence perdues au milieu de nulle part alimentera aussi l'imaginaire des films noirs.
Du reste, considéré comme l'un des plus américains des peintres américains au même titre au fond que Pollock ou Warhol, Edaward Hopper fut aussi un peintre Français.
Hopper est né le 22 juillet 1882 à Nyack, État de New York, dans une famille aisée d'ascendance anglaise, néerlandaise, française et galloise. Son grand-père maternel a construit la maison - conservée aujourd'hui comme un centre d'art historique et communautaire - Le père de Hopper, Garrett henry Hopper, était un marchand, sa mère, Elizabeth Griffiths Smith Hopper, aimait le dessin, et ses deux parents encourageaient les tendances artistiques de leur fils et préservèrent les premiers croquis de lui-même, de sa famille et de la campagne locale quand il était enfant. il s'intéresse donc très tôt à la peinture et au dessin et va se former au sein de plusieurs institutions et avec le peintre Français Robert Henri. En 1906, 1908 et 1909, il effectue trois longs séjours à Paris où il ignore les courants qui naissent pour adopter une sorte de néo-impressionnisme, mais dans des lettres, il raconte la beauté de la ville et l'appréciation de l'art par ses citoyens. Au moment de sa première visite à Paris, les Expressionnistes avaient déjà fait leurs débuts et Picasso se dirigeait vers le cubisme. Hopper a vu des rétrospectives mémorables de Courbet, qu'il admirait, et de Cézanne, dont il se plaignait, disant que beaucoup des peintures de ce dernier n'avaient pas de poids. En tout cas, les propres tableaux Parisiens de Hopper donnaient des indications sur le peintre qu'il allait devenir. C'est là qu'il a mis de côté ses études de portraits et la palette sombre des années Henri pour se concentrer sur l'architecture, dépeignant des ponts et des bâtiments brillants dans la douce lumière française ▼
Mais de retour à New-York, Hopper ne rencontre aucun succès avec ses tableaux impressionnistes. Il gagne alors sa vie en devenant illustrateur pour des revues commerciales. Hopper vit cela très mal, à tort car son ancrage dans l'illustration sera la clé de son succès, selon M. Ottinger, le commissaire de l'exposition qui a eu lieu au Grand Palais à Paris en 2012/2013.
Déterminé à trouver son chemin en tant qu'Américain, une transition vers un style plus individuel peut être détectée dans son tableau «New York Corner», peint en 1913. ▼
Hopper a vendu une seule peinture en 1913 et n'a fait aucune autre vente importante pendant une décennie. Pour subvenir à ses besoins, il continue à illustrer des revues commerciales. En 1915, il choisit la gravure comme moyen de rester engagé en tant qu'artiste. Ses eaux fortes seront mieux acceptées que ses peintures en raison de leur côté audacieux ▼
Entre 1923 et 1928, Hopper qui passait ses étés à Gloucester, Massachusetts, un village de pêcheurs, là, il se consacre à l'aquarelle, un médium moins encombrant qui lui permet de travailler à l'extérieur, peignant des cabanes humbles ainsi que de grandes demeures construites par des marchands et capitaines des mers. Les aquarelles ont marqué le début de la véritable reconnaissance de Hopper. ▼
La carrière de Hopper en tant qu'aquarelliste a été lancée par les encouragements de Joséphine Verstille Nivision, une artiste que Hopper a courtisée pour la première fois en 1923 à Gloucester. Ils se sont mariés en juillet 1924. Comme ils avaient tous deux plus de 40 ans, avec des habitudes de vies établies, l'adaptation de l'un à l'autre a demandé un certain effort. La disponibilité de Joséphine Hopper en tant que modèle a probablement poussé son mari vers certaines des scènes les plus contemporaines de femmes et de couples qui sont devenues proéminentes dans ses huiles du milieu et de la fin des années 1920 et ont donné à plusieurs d'entre elles un avantage à l'époque du jazz.
Hopper a constamment ignoré une grande partie de l'agitation de la ville ; il a évité ses attractions touristiques et ses monuments, y compris les gratte-ciel, au profit des cheminées accueillantes qui montent sur les toits des maisons ordinaires et des lofts industriels. Il a peint un certain nombre de ponts de New York, mais pas le plus célèbre pont de Brooklyn. Il a réservé sa plus grande affection aux structures exceptionnelles du XIXe et du début du XXe siècle. Faisant écho à ses aquarelles de Gloucester, il chérissait les bâtiments vernaculaires, tirant satisfaction des choses qui sont restées telles qu'elles étaient.
À la fin des années 1930, Hopper avait changé ses méthodes de travail. Au lieu de peindre à l'extérieur, il reste dans son atelier et s'appuie sur la synthèse d'images mémorisées. Les figures humaines équivoques engagées dans des relations incertaines marquent ses peintures comme modernes, aussi fortement que ses pompes à essence et ses poteaux téléphoniques, écrit l'historienne de l'art Ellen E.Roberts dans le catalogue de l'exposition.
À mesure que Hopper vieillissait, il éprouvait de plus en plus de difficultés à travailler et, comme sa production diminuait à la fin des années 40, certains critiques l'on qualifié de dépassé.
Hopper était attentif à l'évolution de la société américaine. Son oeuvre, à travers les paysages ruraux et urbains dresse un portrait de la classe moyenne, à la fois laborieuse, authentique et solitaire. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, qui se délectaient dans la monumentalité de New York, Hopper a su éviter les attraction pittoresques de la ville. Dans son oeuvre, la ville devient un lieu désincarné où la solitude de l'individu s'imprime partout.
Des décennies après que ces toiles les plus évocatrices aient été peintes, ces espaces silencieux et ces rencontres difficiles nous touchent toujours là où nous sommes les plus vulnérables. Edward Hopper, incomparable pour capturer le jeu de la lumière, continue de projeter une très longue ombre, avec un mystère intense, créant des récits qu'aucun spectateur ne pourra jamais tout à fait élucider.