18 Avril 2020
Alphonse avait inventé son humour, logique et glacé, très proche de l'humour britannique et qui annonce - mais en tellement plus drôle ! - toute la littérature française de l'absurde.
En principe rien ne vieillit plus vite qu'une oeuvre drôle. Pourtant les contes et les «mots» d'Allais continuent, de déclencher le rire. Cet humour, étonnant d'actualité, n'a pas pris une ride.
♦ Le petit Charles-Alphonse Allais, fils d'un pharmacien de Honfleur naquit le 20 octobre 1854, le même jour qu'Arthur Rimbaud. Jusqu'à l'âge de trois ans, il ne prononcera pas un mot, si bien qu'on le croyait muet. À l'école, il semble plutôt se destiner à une carrière scientifique : Il passe à seize ans son baccalauréat en sciences. Recalé à cause des oraux d'histoire et de géographie, il est finalement reçu l'année suivante. Il devient alors stagiaire dans la pharmacie de son père qui ambitionne pour lui une succession tranquille, mais qui apprécie peu ses expériences et ses faux médicaments et l'envoie étudier à Paris. En fait d'études, Alphonse préfère passer son temps aux terrasses des cafés ou dans le Jardin du Luxembourg, et ne se présente pas à l'un des examens de l'école de pharmacie. Son père, s'apercevant que les fréquentations extra-éstudiantines de son fils ont pris le pas sur ses études, décide de lui couper les vivres.
De quatre années d'études de pharmacie, il tira essentiellement l'art de manier les explosifs, de tirer les feux d'artifice et de composer les cocktails, notamment le «Corpse Reviver» dans lequel l'anisette asticote la chartreuse, taquine le guignolet kirsch, chatouille la vieille prune et aguiche le cognac.
Au cours de son service militaire, le soldat Allais se signala par quelques hauts faits qui lui valurent d'entrer dans la légende. Il se rendit célèbre parmi ses camarades pour s'être écrié :
Lorsque son colonel accorda une permission de nuit aux hommes mariés, le soldat Allais disparut pendant 24 heures : Il se justifia en disant qu'il avait droit à une perm' de jour plus une de nuit parce qu'il était bigame.
Il avait pris l'habitude d'appeler ses supérieurs «carporal», «carpitaine», «cormandant» ce qui lui valut d'être considéré comme un idiot et d'avoir la paix.
♦ Il abandonna ensuite la pharmacie pour se lancer dans le journalisme et la littérature. Il fit ses débuts à Paris, en roulant du tambour au célèbre cabaret du Chat noir.
Pourvu d'une exceptionnelle aptitude à aimanter les anticonformistes les plus inventifs parmi ceux qui hantaient les bistrots du quartier latin, Alphonse Allais fut à l'origine de la création du Club des hydropathes (littéralement : ceux à qui l'eau fait du mal) dont Charles Cros composa l'hymne - lequel, après avoir donné naissance au «Salon des incohérents», devait se scinder en deux groupes : «Les fumistes» et les «Hirsutes». Le «chat noir» devient un journal satirique dont Allais est le rédacteur en chef. Au fil des années, et d'une publication à l'autre, il exerce son talent aux dépens des autorités morales et littéraires de l'époque tout en élevant l'art du fantaisiste jusqu'à celui du fabuliste et du poète. Plutôt que de le citer, il faut inciter à le lire : Jules Renard, Guitry, Cocteau, Prévert, Queneau ont écrit leur admiration pour Alphonse Allais chez qui Alexandre Vialatte, Pierre Dac, Raymond Devos et Pierre Desproges ont puisé de quoi devenir eux-mêmes. Serge Gainsbourg l'a plagié, autre forme d'hommage, sa chanson «l'ami Cahouète» est repris d'un texte d'Allais, «Sollicitudes». ▼
Enfin, on aura pris toute la mesure du personnage d'Alphonse Allais lorsque l'on aura considéré que, venu au monde le même jour du mois de la même année qu'Arthur Rimbaud (et à la même heure), il n'en tira jamais aucune vanité.
Il ne cessera plus dès lors d'écrire des contes dans le Rire, le Sourire et le journal où il animera avec une verve étourdissante, une rubrique régulière qu'il a appelée : La Vie Drôle.
Lorsqu'il était jeune journaliste, il avait pris l'habitude, chaque mois, de venir trouver le caissier du journal et de lui dire :
Après quelques mois, le caissier ne put s'empêcher de lui faire remarquer qu'on devait dire : «MES» appointements.
Le 9 juin 1894, il se rend au Havre sur le paquebot de luxe La Touraine, navire-amiral de la Compagnie générale transatlantique, destination New-York et le Canada, en compagnie de son ami Paul Fabre. À cette époque la traversée dure huit jours, qu'il passera agréablement entre cocktails, flirts et invitations à la table de l'état-major. Arrivé à New York, il note avec humour :
En 1895, il épouse une jeune femme de vingt-six ans, Marguerite Marie Gouzée (1869-1914), fille d'un brasseur d'Anvers.
Il ne sacrifia qu'à une seule institution, celle du mariage, où il se trouva raisonnablement malheureux, sans aucune ostentation.
Un jour où, avec ses amis, il se trouvait par hasard dans la minuscule gare de DOZULE-PUTOT, il fit venir le chef de gare :
Voyageant en Belgique, il envoya a l'un de ses amis un bouchon sur lequel il avait gravé ces simples mots : «SOUVENIR DE LIEGE».
Répondant avec trois mois de retard à une lettre de Jules Renard, il lui écrivit :
Un jour, Allais rentre dans une pharmacie :
Allais remplit le bocal et annonça qu'il repasserait le soir même. Il ne revint jamais. Il n'avait aucun besoin d'analyse d'urine. C'était simplement un besoin tout court !
Son art de «tirer à la ligne» était proverbial. Il est vrai qu'il faisait même cela avec esprit :
Il en fait même parfois un élément comique :
Et cet homme dont les Contes faisaient rire la France entière était un homme lugubre. Personne ne se souvenait de l'avoir vu rire et, lorsqu'il plaisantait, c'était de l'air le plus sinistre. Comme il écrivait toujours au café, il s'adonna vite à la boisson, à l'absinthe qui, en ce temps là, faisait des ravages. Sacha Guitry disait de lui qu'il ne l'avait «jamais vu ivre, jamais dégrisé».
♦ En 1905, Alphonse Allais eut une phlébite. Le médecin lui ordonna six mois de lit. Il préféra se lever et aller au café. Rencontrant son ami, il lui demanda de le reconduire à l'hôtel Britannia, où il habitait, en l'absence de sa femme.
Le lendemain matin 28 octobre, vers 8 heures, il mourait d'une embolie foudroyante. Il avait cinquante et un ans. On l'enterra au cimetière de Saint-Ouen. Sa tombe disparut en 1944, au cours d'un bombardement.
Un plaque commémorative, ajoutée en 2005, précise :
Alphonse Allais est l'un des plus subtils humoristes de la langue Française. Il a tourné en dérision toutes les modes littéraires de l'époque. À se tordre (1891) 80 exemplaires vendus en un mois - Vive la vie ! (1892) - Pas de bile et le parapluie de l'escouade (1894) - Rose et vert pomme (1894) - Deux et deux font cinq (1895) - On est pas des boeufs (1896) - le Bec en l'air (1897) - Amours, délices et orgues (1898) - Pour cause de fin de bail (1899) - l'Affaire Blaireau (1899) - Ne nous frappons pas (1900) - Ne nous frappons pas (1900) - Le Captain Cap (1902).
Mais les volumes publiés de son vivant ne contiennent qu'une partie des farces et satires de ce pourfendeur des idées reçues, si bien qu'un recueil d'oeuvres posthumes complète fort heureusement ce qu'il a nommé joliment ses Oeuvres anhtumes.
Cette édition réunit les textes publiés du vivant d'Allais, ainsi que ceux, fort nombreux, qu'ils a disséminés dans d'innombrables journaux de son temps. François Caradec, spécialiste éclairé de la littérature du XXe siècle, les a exhumés et réunis pour le plus grand divertissement du lecteur moderne.
Voici quelques immortels échantillons de la pensée philosophique Allaisienne :
Il reste d'Alphonse Allais, l'image d'un homme à l'humour acide et d'un spécialiste de la théorie de l'absurde, mais il est aussi l'auteur, moins connu, de travaux scientifiques : recherches sur la photographie couleur, travaux très poussés sur la synthèse du caoutchouc, découverte, dès 1881, du café soluble lyophilisé dont il a déposé le brevet, le 7 mars 1881 sous le numéro 141520, sans jamais se soucier de commercialiser cette invention et bien avant que Nestlé, grâce à son chimiste alimentaire Max de Morgenthaler, ne le reprenne en 1935 et lance le Nescafé.
Il est aussi l'auteur de certaines des premières peintures monochromes : inspiré par le tableau entièrement noir de son ami Paul Bilhaud, intitulé «Combat de nègres dans un tunnel», présenté en 1882 au salon des Arts incohérents (qu'il reproduira avec un titre légèrement différent), il présente aux éditions suivantes de ce Salon ses monochromes, dont «Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge» (1884) ▼
ou encore «Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige» (1883), qui précèdent d'une génération «le Carré blanc sur fond blanc» de Kasimir Melevitch.
Il est aussi, bien avant John Cage ou Erwin Schulhoff, mais sans jamais se prendre au sérieux, l'auteur de la première composition musicale minimaliste ▼
Sa Marche funèbre composée pour les funérailles d'un grand homme sourd, est une page de composition vierge, parce que «Les grandes douleurs sont muettes».
Il serait dommage de quitter Alphonse Allais sans cette citation cocasse :
On ne devait pas s'ennuyer à table avec un pareil loustic !