20 Août 2022
Joaquin Salvador Lavado, plus connu sous le nom de Quino, dessinateur de Mafalda est décédé le 30 septembre 2020. Alejandro Pagni/AFP
Mafalda, la petite fille drôle et impertinente aux cheveux noirs qui déteste la soupe, diabolique d’intelligence et familière de millions de lecteurs est orpheline. Son créateur, le dessinateur argentin Joaquin Salvador Lavado Tejon, plus connu sous le pseudo de Quino est décédé le 30 septembre 2020 à l’âge de 88 ans.
Les albums de Mafalda, parus entre 1964 et 1973 ont été traduits dans de nombreuses langues, dont le braille, et ont aussi fait l’objet d’une adaptation en dessins animés. L’œuvre du dessinateur consiste aussi en de nombreux autres dessins en noir et blanc, souvent muets et composés de quelques vignettes.
À travers son art et son humour Quino s’est fait l’écho de nombreuses critiques variant les sujets – l’état du monde, la politique, les clichés et les préjudices, la famille, la classe moyenne, les relations sociales, la nourriture et l’art.
À titre personnel, ma prise de conscience politique et mon caractère souvent rebelle ont largement été influencés par les planches de Quino. Bien qu’au début elles m’apparaissent un peu énigmatiques, probablement en raison de mon jeune âge, je les ai progressivement trouvées de plus en plus drôles, voire souvent, dérangeantes. Au final, son travail a nourri mon intérêt académique pour deux outils très puissants en sciences sociales, le dessin et l’humour, ainsi que pour les théories de l’affect, qui étudient la dimension émotionnelle et affective de la vie.
Le terme affect, du latin affectus, est souvent compris uniquement dans sa forme verbale « affecter » quelqu’un ou quelque chose (au sens actif ou même instrumental) ou « être affecté » par quelqu’un ou quelque chose (au sens passif).
Dans un projet de recherche en cours, avec mes collègues nous avons souligné combien cette définition est partielle, ce qui limite notre compréhension de l’affect dans sa forme substantivée (l’affect, l’affectivité) ainsi que des problématisations plus riches de la forme verbale. Nos résultats en identifient trois conséquences négatives.
Tout d’abord, cette vision réductrice de l’affect produit à son tour une vision réductrice de l’humain, le réduisant à des catégories abstraites (tels que « parties prenantes » ou « employés), à des rôles prédéfinis ou encore à des relations intéressées. Ensuite, elle compromet notre capacité à développer des relations plus profondes où les autres seraient traités comme des fins en soi et non comme des moyens. Enfin, elle conduit à un engagement éthique faible vis-à-vis du monde qu’on partage.
Or, à l’inverse, l’humour apparaît comme un outil puissant, capable de ramener l’affectivité au centre de notre compréhension de l’humain et de nous mêmes. L’humour suscite en effet des réactions émotionnelles et corporelles fortes telles que le rire, encore plus puissant lorsqu’il est partagé.
Ainsi, des études ont montré que l’humour partagé facilite la sociabilité et l’intégration au sein d’un groupe.
Dans mon travail, j’ai analysé dans quelle mesure des moments d’humour partagé ont le pouvoir de créer de l’empathie et de la solidarité, permettant ainsi à un groupe subissant de la violence ou des injustices de créer un « esprit de corps » pour y faire face.
Trois points essentiels se détachent ainsi des mécanismes humoristiques chez Quino. Son œuvre montre comment l’humour peut réveiller la pensée critique, favoriser les relations éthiques envers autrui et enfin, nous armer pour résister à l’oppression.
Ce faisant, cet humour peut nous aider nous reconnecter à nos vies affectives intérieures et aux autres – une capacité devenue urgente en ces temps de distanciation sociale.
Pour réutiliser le titre d’un de ses albums, nous avons tous besoin d’un peu de « Quinothérapie ».
L’insubordination de Mafalda, ses questions (souvent impertinentes) laissent pantois ses amis et surtout ses parents, très représentatifs de la classe moyenne croquée par Quino.
Dans la préface à l’édition du 10e anniversaire de Mafalda, l’écrivain Umberto Eco note qu’en tant que petite fille, elle a le privilège de l’innocence, ce qui lui permet de questionner le monde.
Ses interrogations suscitent ainsi des réflexions plus profondes chez les adultes, qui, ce faisant, réalisent qu’ils ont abandonné leur capacité à la réflexivité et à l’imagination.
Mafalda remet en cause ce que l’on estime comme acquis. D’une manière très touchante elle nous transmet son insatisfaction de ce qu’elle (ou Quino) appelle l’état « désastreux » du monde.
En recourant à la satire, Quino nous laisse souvent face à des questions ouvertes, provocantes, souvent déprimantes, où Mafalda se demande comment est-ce possible que le bon sens soit aussi peu convoqué.
Mais elle souligne aussi à quel point être « rationnel » n’est pas seulement – comme on est souvent amenés à croire – être égoïste et calculateur. En effet, la raison ne s’oppose pas à l’émotion et à l’affect, et il y a d’autres formes de rationalité qui favorisent les relations.
Ceci recoupe l’objectif général des approches critiques qui essayent de dévoiler les mécanismes de domination et d’exploitation qui contrôlent non seulement nos sociétés, mais également la production même des connaissances.
C’est à partir d’un raisonnement critique qu’en tant qu’individus et en tant que collectifs humains, nous pouvons imaginer des façons alternatives de vivre nos vies au lieu qu’elles nous soient dictées par les institutions.
La capacité de questionner la société et le monde via le raisonnement critique est souvent présente dans les dessins de Quino concernant la manière dont on est en relation les uns avec les autres : en effet, nos relations sont souvent bizarres, problématiques, complexes et déséquilibrées, mais c’est ce qui les rends in fine indubitablement humaines.
Plus précisément, Quino souligne souvent le besoin profondément humain d’établir des connections avec d’autres corps, de développer l’empathie et le soin d’autrui, ou tout simplement le fait de reconnaître un visage familier dans une foule anonyme.
En suivant des phénoménologues comme Michel Henry et Emmanuel Lévinas, ce besoin de relation – ou, en termes philosophiques, cette « affectivité incarnée » – est ce qui nous permet de tisser des liens éthiques et fructueux forts entre humains. Pour reprendre les mots de Paul Ricœur, c’est ce qui nous pousse vers « une visée de la vie bonne, avec et pour les autrui dans des institutions justes ».
C’est peut-être pour cela que celui qui a longtemps été l’éditeur de Quino, Daniel Divinski, a tweeté lors de l’annonce de son décès que « toutes les bonnes personnes du pays et du monde vont le pleurer ».
Les bandes dessinées et les caricatures participent, de longue date, aux mouvements de rébellion, à l’activisme et à la critique sociale. Selon moi, l’héritage de Quino s’inscrit dans cette dynamique puissante.
Lorsque j’ai quitté mon pays pour aller étudier la philosophie dans une université étrangère, il y avait dans mes bagages l’album A mi no me grite ! (“Ne me criez pas dessus !”), que j’avais découvert sur le bureau de mon père étant enfant.
Fidèle à cette tradition contestataire, lors de l’une de ses dernières apparitions publiques Quino arborait une pancarte « Je suis Charlie », peu après les attaques terroristes de 2015 contre Charlie Hebdo.
Mafalda et les autres personnages de Quino remettent en question des problèmes de société qui sont toujours d’actualité – la condition féminine, les puissances nucléaires, l’abus politique, la surpopulation, le capitalisme, l’autoritarisme et bien d’autres.
Son humour subtil et poignant résonne dans le monde entier. Il demeure un puissant appel à résister à l’oppression et à travailler ensemble pour améliorer notre condition commune. Alors qu’il repose désormais en paix, Quino continue de nous inspirer.
Mar Pérezts, Associate professor, EM Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.