Il est un peu plus de 4h30 du matin. Il fait froid et Walt a envie de pleurer. Né le 5 décembre 1901, il a aujourd'hui onze ans, mais personne ne lui a souhaité son anniversaire. Sa mère et sa sœur dormaient encore lorsqu'il est sorti. Son père se souvient-il seulement de la date de naissance de ses cinq enfants? Comme tous les jours, Walt tire sa charrette remplie de journaux qu'il doit distribuer avant de se rendre à l'école. Jusqu'à présent, il faisait la tournée avec son frère. Mais Roy, comme les aînés, Herbert et Raymond, a fini par quitter la maison. Lui aussi en a eu assez de la tyrannie d'Elias Disney. Walt se sent abandonné.
Essuyant son visage barbouillé de sommeil et de larmes, Walt poursuit son chemin à travers Kansas City. Il aime bien cette ville avec ses trolleys, ses théâtres, ses immeubles de huit ou dix étages et son parc d'attractions, mais il regrette la vie à Marceline. En 1906, son père avait acheté une ferme dans cette bourgade du Missouri. Il ne se passe pas de jour sans qu'il ne pense aux vaches qui ont de si beaux yeux, aux poules dans la cour, aux canards, si drôles parce qu'ils ont toujours l'air en colère, aux cochons qu'il montait à califourchon et à Skinny, son porcelet qui le suivait partout. Et Colt ! Comme Walt a pleuré quand le poulain a été vendu !
Peu après le départ de Herb et de Ray, Elias était tombé malade. Lorsqu'il a été rétabli, il n'avait plus assez de force pour continuer à cultiver sa terre et Roy ne pouvait suffire à la tâche. La famille est allée s'installer à Kansas City où Elias a acheté un débit de journaux. Walt a intégré l'école de Benton. Il n'y fait pas de prouesses. Ses maîtres le trouvent distrait. Toujours à rêver ou griffonner sur ses cahiers. Si encore il reproduisait les modèles proposés en cours de dessin! Mais Walt n'en fait qu'à sa tête! Comment expliquer que, pour lui, une fleur ou un arbre sont des êtres vivants? Qu'ils ont un visage, des sentiments, une âme?
Tout en traînant sa charrette, Walt se souvient des contes que lui lisait sa mère quand il était petit. Les animaux, les plantes et même les pierres y avaient une existence propre. Une citrouille devenait un carrosse. Un crapaud se transformait en prince. Une montagne se mettait à marcher et les cailloux chantaient au fil de l'eau. Walt s'arrête un instant sous un orme, il caresse son tronc, mais l'heure tourne et son angoisse quotidienne le saisit: ne pas parvenir à distribuer tous les journaux ou bien arriver en retard à l'école. C'est un cauchemar qui souvent l'éveille la nuit. Tant que Roy était là, Walt se glissait dans le lit de son aîné qui savait le rassurer: «Tout ira bien, Kid! Tout ira bien!»
Les années ont passé. Walt a grandi et il est moins malheureux car il a trouvé un ami. Walter Pfeiffer habite avec ses parents dans une jolie maison où les rires résonnent. M. Pfeiffer est un homme rond et jovial. Toujours à plaisanter. Parfois, il emmène Walt et Walter au vaudeville ou au cinéma. Les deux garçons ont découvert Charlot dans Le Vagabond. Depuis, ils ne cessent de l'imiter. Walt ne sait plus très bien s'il veut devenir dessinateur, comédien ou bien écrire des livres d'aventures, comme ceux qu'il emprunte à la bibliothèque. Il aime en particulier Mark Twain, Walter Scott et Stevenson.
Walt n'est sûr que d'une seule chose : il ne sera pas comme son père, qui ne cesse de changer de métier et ne réussit dans aucun. En 1917, juste avant que les États-Unis ne s'engagent dans la guerre qui sévit en Europe, Elias a revendu son débit de presse et acheté des parts dans une fabrique de confitures à Chicago. Le cœur gros, Walt a été contraint de suivre ses parents. Inscrit au lycée McKinley, il réussit à faire paraître ses dessins dans le journal de l'établissement. Walt n'en est pas peu fier ! Son père hausse les épaules, mais il l'a laissé suivre des cours, le samedi matin, à l'Académie des beaux-arts. Pour payer sa scolarité, Walt a trouvé un emploi à mi-temps dans un bureau de poste. Mais lorsqu'il apprend que Roy s'est engagé dans la Navy, Walt ne songe plus qu'à le rejoindre. Et devenir un héros. Comme Rob Roy ou Quentin Durward. Comme Hugues et Robert, les ancêtres normands des Disney qui, à la suite du duc Guillaume, s'étaient élancés à la conquête de l'Angleterre. Au XIe siècle.