30 Mai 2020
Si les morts sont autorisés à se pencher aux balcons du ciel pour regarder ce qui se passe en bas, comme il a dû être heureux, le petit «douanier» de voir, devant le Grand Palais, où ses oeuvres étaient exposées, les Parisiens faire la queue pour admirer 65 de ses principaux tableaux parmi les quelques 250 dispersés dans le monde. Des millions de visiteurs à Paris du 15 septembre 1984 au 7 janvier 1985. Une foule de New Yorkais, au Museum of Modern Art, du 5 février au 4 juin 1985, puis des Londoniens du 13 novembre 2005 au 5 février 2006 ainsi que des américains à la National Gallery of Washington du 16 juillet au 15 octobre 2006. etc. Ils ont vu - et sans rire !- les oeuvres d'Henri Rousseau.
Rousseau apparaît aujourd'hui comme une des figures de proue de l'art du XXe siècle et devrait encore interroger le public contemporain.
► Quelle revanche !
«Peu d'artistes ont été plus moqués durant leur vie que le Douanier Rousseau et peu d'hommes opposèrent un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l'abreuvait», écrivait celui qui fut son ami, le poête Guillaume Apollinaire.
Tu te souviens Rousseau, du paysage aztèque,
Des forêts où poussaient la mangue et l'ananas.
Des singes répandant tout le sang des pastèques
Et du blond empereur qu'on fusilla là-bas.
Les tableaux que tu peins, tu les vis au Mexique…
Apollinaire, {Ode à Rousseau}, 1908 -
Au Salon des Indépendants, en 1907, un critique note : «Dans aucune comédie, dans aucun cirque, je n'ai entendu rire comme devant ces tableaux de Rousseau. Et lui, à côté, serein, drapé dans un vieux pardessus, nageait dans la béatitude. Il ne pouvait se douter un seul instant que ces rires lui fussent destinés». écrit le peintre Vlaminck.
Était-ce de l'orgueil ou de l'inconscience ? Plutôt l’imperturbable force d'un vrai naïf qui ignorait le doute, sans la croyance inébranlable qu'il avait en son génie, comment Henri Rousseau aurait-il pu supporter la vie dérisoire et misérable qui fut la sienne ?
♦ Il naît à Laval le 20 mai 1844. Son père est ferblantier. Sa mère, petite-fille du Colonel Jean-Pierre Guyard, «Héro» des guerres de la Révolution et de l'Empire, rêve pour lui d'un grand avenir.
Hélas Henri est un cancre qui, à 16 ans, piétine encore en cinquième.
Au travail chez un avoué : Il vole une somme de 10 Francs qu'on lui avait confiée, plus 5 Francs en timbres poste ! L'avoué porte plainte. Pour s'assurer la bienveillance de la justice, Rousseau s'engage pour sept ans dans l'armée. Il n'en fera que quatre : son père meurt en 1868, il est démobilisé comme «soutien de veuve».
Le voici à Paris. Il épouse Clémence Boitard, la fille de sa logeuse. Elle lui donne sept enfants dont six mourront en bas âge. Pour faire vivre sa famille, il entre dans l’administration comme commis de 2°classe à l'octroi. Cette situation plus que modeste lui laisse des loisirs : Après une nuit de garde, une journée de repos. Il commence à peindre, il ne s'arrêtera plus. En 1893, sa femme et ses enfants sont tous morts. Il obtient à 49 ans d'être mis à la retraite proportionnelle pour se consacrer entièrement à la peinture.
Comme il est difficile de vivre avec sa très petite retraite, il donne des cours de solfège et de dessin. Il se remarie avec Joséphine Noury, une veuve qui mourra quatre ans plus tard. On commence a lui acheter quelques tableaux, ce qui ne signifie pas que son art est reconnu.
Georges Courteline fait l'acquisition de son portrait de Pierre Loti, pour l'accrocher dans son «musée des horreurs».
À peine Rousseau a-t-il un peu d'argent qu'il le distribue aux pauvres. Sa naïveté étant prodigieuse, il se laisse embarquer par un ami, escroc notoire, dans une affaire minable de chantage à la Banque de France. Avec la commission qu'il touche pour sa complicité, il achètera 4 billets de loterie pour les enfants tuberculeux et une obligation de la Ville de Paris! L'escroquerie découverte, ils est enfermé à la Santé. Le tribunal, jugeant qu'on avait abusé de sa candeur, sera compatissant et ne le condamnera qu'à deux ans de prison avec sursis. Rousseau remerciera le président : «Et pour votre gentillesse, je ferai le portrait de votre dame ! ».
Peu à peu pourtant, un petit cercle d'amis lui exprimera son admiration : Toulouse Lautrec, Pissaro, Odilon, Redon, Signac, Braque, Max Jacob, Vlaminck, Duhamel, Jules Romains, Francis Carco. Mais, il n'aura guère le temps de profiter de cette notoriété tardive. Il mourra en 1910 d'une blessure mal soignée à la jambe ou la gangrène se mettra. Le 4 septembre, sept personnes seulement accompagnent sa dépouille jusqu'au cimetière de Bagneux où elle sera abandonnée à la fosse commune.
Un an plus tard, compatissants le peintre Delaunay, et Queval son propriétaire, feront transporter ses restes dans une concession décente que signalera une pierre tombale portant une épitaphe d’Apollinaire. Cette tombe sera transférée à Laval, sa ville natale, en 1947.
C'est à peine si la presse mentionna la mort d'Henri Rousseau. Quelques lignes dans les journaux. Mais la légende du Douanier commençait.
Qui était donc Henri Rousseau ?
Était-il vraiment aussi naïf que sa peinture ?
On pourrait en douter à la lecture de certains chapitres troublants de sa biographie. Ce petit employé d'octroi d'abord, n'était pas DOUANIER. Ce surnom lui avait été donné par Alfred Jarry, le père d'UBU. Il plut à Rousseau qui le garda. (C'était lui donner de l'avancement !)
Rousseau copiait partout, retranscrivait les dessins au pantographe, décalquait sans pudeur aucune. Et chaque année, on s'esclaffait devant son tableau au Salon des Indépendants - «Au Fou !, A la douane le douanier !, A Chanrenton ! »
Willy, le mari de Colette, écrivait : «Monsieur Rousseau, je le crois, peint avec ses pieds, les yeux fermés !»
En novembre 1908, Picasso organise en l'honneur du douanier Rousseau, un banquet au BATEAU LAVOIR. C'était un énorme canular auquel participaient Apollinaire, Marie Laurencin, Max Jacob, braque, André Salmon, Léo et Gertrude Stein.
On a installé un trône au douanier, une chaise sur une caisse. Sous les lampions, il racle son violon. Chacun y va de son discours. Le gros rouge et le whisky coulent à flots. Rousseau, lui, s'endort, ivre de satisfaction béate. On le raccompagne au petit matin jusqu'à sa porte. Avant de partir, il lance à Picasso : «Toi et moi, nous sommes les deux plus grands peintres de l'époque : toi, dans le genre égyptien, moi dans le genre moderne ! ».
Le douanier Rousseau n'a jamais douté de son génie. Il n'a pourtant aucune culture artistique, aucun métier, il ne sait pas dessiner, ni maîtriser la perspective. Il peint avec une méthode qu'il a inventée : Il mesure le visage et le corps de ses modèles avec un double décimètre avant de les reporter sur la toile. On ne peut pas dire que le résultat est très ressemblant !
Pour son tableau LA MUSE INSPIRANT LE POÈTE, Rousseau peint Marie Laurencin à la droite du poète.
- «Mais je ne suis pas si forte que ça tout de même ! »
- «Que veux-tu, répond le douanier, Apollinaire est un grand poète, il lui faut une grosse Muse !»
Après sa mort, les surréalistes vont êtres fascinés par l'oeuvre de ce peintre du dimanche et par la charge onirique que recèlent ses tableaux.
Rousseau se démarque des impressionnistes - sauf peut-être de Gaugin - et il rejette l'art pompier.
Il apporte à la peinture moderne une innocence picturale sans précédent. Jamais il n'aura réussi à franchir la distance irréductible qui sépare un douanier qui peint, d'un peintre véritable. Mais il aura eu l'appréciable mérite de «décontracter la peinture».
Était-il le dernier des primitifs ou le premier des modernistes ? Quoi qu'il en soit notre gentil peintre naïf fut propulsé comme un des pères de la modernité ayant abordé tous les genres picturaux, les portraits, les paysages, les scènes sociales, la nature morte ou encore les foisonnantes jungles chantées en 1983 par la Compagnie Créole.