18 Octobre 2020
Boris Cyrulnik, est le plus célèbre neuropsychiatre français dont les théories comme celle de la résilience sont étudiées dans le monde entier.
Il est né dans une famille d'immigrés juifs d'Europe orientale (son père était Russo-Ukrainien et sa mère polonaise) arrivés en France dans les années 1930. Ses parents meurent en déportation. Il est recueilli à Paris par une tante maternelle, qui l'élève. Il déclare plus tard que c'est cette expérience personnelle traumatisante qui l'a poussé à devenir psychiatre.
Dans les années soixante, il entreprend des études supérieures à la faculté de médecine à Paris, puis se dirige ensuite vers l'éthologie et se diversifie au maximum : éthologie, psychologie, neurologie, psychanalyse ...Désireux de décoder la machine humaine, il parcourt le monde à la recherche d'informations.
Il devient ensuite médecin chef de La Salvate, un établissement privé de postcure psychiatrique. Il quitte ce poste en 1979 et s'installe comme psychanalyste, tout en donnant des consultations au centre hospitalier intercommunal de Toulon jusqu'en 1991. Il devient en 1995-1996 directeur d'enseignement universitaire de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulon. Ancien responsable d'un groupe de recherche en éthologie clinique et enseignant l'éthologie humaine à l'Université, Boris Cyrulnik est surtout connu pour avoir développé le concept de «résilience» (renaître de sa souffrance).
Membre de l'Institut Jane Goodall France, Boris Cyrulnik est également engagé pour la protection de la nature et des animaux.
Ce très honnête homme a, entre autres engagements, participé à la commission Attali sur les freins à la croissance, pour secouer le cocotier des privilèges et des rentes de situations et faire débat !
Il est l'auteur d'immenses succès en librairies (Un merveilleux malheur, Les Vilains Petits Canards, Parler d'amour au bord du gouffre, Autobiographie d'un épouvantail, Je me souviens ou encore Mourir de dire...), et notamment de Sauve-toi, la vie t'appelle, premier tome de ses mémoires, dont est sorti en 2015 le deuxième tome : Les âmes blessées.
Boris Cyrulnik de nature discrète touche les lecteurs par sa sympathie et son humilité, et ses ouvrages à la fois ludiques et pleins d'espoir, ont remis la psychanalyse au goût du jour.
Après avoir fait le tour des carences affectives et sociales chez les enfants, Boris Cyrulnik a compris que ceux qui disposaient du facteur de résilience le plus précieux s'étaient tous, à un moment donné, identifiés à un héros. «Dans leur âme, un refuge, une enclave psychique, leur permet de prendre appui pour se réparer.»
Dans son dernier essai de 2016 : Ivres paradis, bonheurs héroïques, il nous explique la nécessité d'avoir des héros mais aussi le risque qu'il existe à se laisser pervertir.
Pourquoi l'enfant a-t-il tant besoin de héros pour sa construction ?
Boris Cyrulnik : Parce que quand il arrive au monde, l'enfant ne sait pas s'y prendre. Il a besoin de modèles d'identification. Dans une famille structurée, papa et maman font vivre son petit monde. Mais dans une famille moins structurée, il va avoir des difficultés à se développer, il a donc besoin d'une image identificatoire. Le héros est alors le remède qui va permettre à l'enfant de se construire.
Quand j'étais enfant, les héros qui m'ont sauvé s'appelaient Tarzan et Rémi de Sans Famille*, ils parlaient de moi et me disaient que même si on n'avait pas de famille, on finissait par s'en sortir. Ces héros ont enchanté mon enfance délabrée. Tarzan devenait le roi de la jungle et moi je me disais «Quand je serai grand, je serai musclé comme Tarzan, j'aurai un slip en peau de bête et je sauverai les animaux blessés». Tarzan me racontait ma propre histoire en termes poétiques. Ce héros a métamorphosé le malheur de mon enfance en aventure magnifique. Quant à Rémy de Sans Famille, il m'a dit «je suis un enfant trouvé». J'étais âgé de 11 ans, il en avait dix. Ce petit héros parlait de moi, de l'orphelin que j'étais, et il m'indiquait un chemin de vie possible malgré tout. Ces héros avaient pour moi une fonction identificatoire qui me donnait espoir. Ils m'ont donc beaucoup réconforté pendant mon enfance. Un héros peut aider tout enfant à croire au fond de lui qu'il pourra s'en sortir malgré tout. Ce sont les héros qui m'ont mis sur la voie de la résilience.
*Sans Famille est un roman français d'Hector Malot, paru en 1878. L'histoire de situe au XIXe siècle. Un enfant abandonné, Rémi, est vendu par ses parent adoptifs à un saltimbanque nommé Vitalis. Parcourant les routes françaises et anglaises, l'enfant exerce différents métiers avant de découvrir le secret de ses origines.
Certes, le père n'est plus héroïsé, comme dans les années 1950, quand il rentrait de la mine, au péril de sa vie, et faisait régner l'autorité sans avoir besoin d'ouvrir la bouche...Et cela crée une brèche. Mais au-delà du manque de figure paternelle forte, c'est l'absence d'éducation qui nourrit ce terreau. Dans les sociétés qui sont encore dans la course à la vitesse, dans lesquelles le travail supplante toutes les valeurs, les parents disparaissent le matin et rentrent le soir. Les enfants sont laissés à l'abandon.
Combien d'enfants blessés ont entendu des phrases terribles ou des questions d'adultes du type «Comment voulez-vous qu'il s'en sorte ?». Ce sont en fait des phrases de malédiction contre lesquelles il faut se battre. Tout enfant, quels que soient les tourments et les blessures de son passé, peut s'en sortir si on l'entoure, si on croit en lui, si on l'accompagne, si on ne le laisse pas tomber. Le héros pour l'enfant est une sorte d'Étoile du berger qui lui montre le chemin, qui lui montre la voie à suivre pour s'en sortir. Mais avant de pouvoir parler de résilience, il fallait déjà qu'on reconnaisse que le traumatisme avait bien existé. Pendant des années, le traumatisme existait dans le réel mais pas dans la représentation verbale. Il a fallu des années pour que l'on parle de syndrome post-traumatique, car avant on expliquait cela en disant que le soldat revenu de la guerre était possédé par un mauvais esprit. Freud a été le premier à parler de traumatisme psychique. La vision moderne du traumatisme psychique n'est pas née avec la deuxième guerre mondiale mais avec les soldats américains revenant de la guerre du Vietnam. Tout cela explique qu'on a eu du mal à accepter la notion de résilience.
Chacun de nous a besoin de héros pour vivre ou pour se reconstruire. Il y a les héros en temps de guerre et les héros en temps de paix. Le héros est un sauveur qu'on aime encore plus mort que vivant. À une époque, ils s'appelaient Curie ou Pasteur. Il y eut ensuite l'abbé Pierre et Mère Teresa, guerriers de l'humanitaire. Aujourd'hui , ils se nomment Zidane, Jamel Debbouze, Omar Sy etc.. Sont-ils pour autant prêts à se sacrifier pour sauver les autres, puisque telle est la définition stricto sensu du héros ?. Dans une culture en paix, le champ de bataille correspond, par exemple, aux footballeurs qui font gagner leur équipe nationale. Ils nous permettent d'éprouver une cohésion nationale, ce qui fait du bien. En temps de guerre, le héros se bat pour sauver l'image dégradée de son groupe. En temps de paix, il risque sa vie pour le sauver d'un spleen mortel, en marquant un but à 50 mètres. Les héros changent de statut. En 14-18, on a héroïsé les soldats, ensuite on a héroïsé les mineurs. UNE CULTURE QUI A BESOIN DE HÉROS EST UNE CULTURE MALADE. D'ailleurs à l'époque du nazisme, en Allemagne, le mot «fanatique» a été remplacé par le mot «héroïque». Ce qui montre bien comment une force sociale peu provoquer une dérive fanatique.
Boris Cyrulnik démontre par ailleurs les dérives possibles sur le plan politique...
Le candidat-héros dit avec une modestie éblouissante : «Je me dois à mon peuple. Je suis prêt à me sacrifier pour le sauver». Cette stratégie le mène au pouvoir car le peuple répond : «Nous nous sentions minables, mais depuis que notre héros a été éblouissant, nous sommes réhabilités, il nous a rendu notre fierté». Un telle stratégie d'héroïsation donne accès au pouvoir en agissant sur l'opinion générale. Le héros devient l'étendard des idéologies extrêmes, des fondamentalistes religieux, des nationalismes exacerbés et des sectes millénaristes. Ils promettent la lune, les lendemains qui chantent ou mille ans de bonheur pour exalter les foules et les mener au désastre. Il y a une complicité tacite entre le héros, son groupe d'appartenance et la dérive totalitaire.
Il y a aussi les dérives terroristes ...
Ces jeunes qu'il a pu rencontrer dans les quartiers de Toulon ou du Nord de Marseille, sont la plupart du temps en grande difficultés. Ils n'ont pas appris à parler, vivent dans des quartiers en béton, destructurés, leurs parents ne travaillent pas ou sont au chômage. Ils sont pour la plupart humiliés parce que notre culture a humilié leurs pères. Des pères «minables», qui ne savent même pas parler le français. Pour ces jeunes, le père n'est plus le héros. Ils en ont honte, ils s'identifient à un Merah ou à un Coulibaly, parce que ces hommes étaient comme eux. Ils ont raté leur famille, l'école, la sociabilisation, mais quand ils sont devenus terroristes, tout le monde s'est mis à les craindre. S'y ajoute la notion de sacrifice, contenue dans le concept de héros et dans la stratégie de prise de pouvoir. Le héros terroriste répare leur psychisme bafoué. L'héroïsation ennoblit le terroriste mort en mettant en scène le sacrifice de celui qui les sauve. Quant à ces jeunes qui partent se battre au nom de l'Islam, ils sont des proies faciles pour un chef totalitaire et terroriste. Il suffit de leur faire croire qu'ils seront héroïsés et vivront auprès de Dieu après leur mort.
On est un candidat-héros quand on est soi-même humilié. C'est le cas d'Hitler, un homme minable d'une étonnante transparence. Il n'était personne, et, d'après la littérature, sans doute médiocre amant, mais il était flamboyant dans les cérémonies publiques. Les femmes devant le dictateur nazi, réagissaient comme des groupies pendant un concert de rock. Il recevait des milliers de lettres d'amour par jour, alors que, dans la vie, il était fade. il n'était rien sans sa parade ! Oui, le héros est érotisé. Avec l'aide des médias, cet homme s'est fabriqué un personnage et une véritable linguistique des gestes beaucoup plus forte que les mots. Et pourtant, cet homme réel, minable et transparent a provoqué des transes émotionnelles incroyables parmi les foules. C'est parce qu'il a vécu l'humiliation qu'a pu se déclencher un processus de réparation de l'humiliation.
A la fin de son livre Boris Cyrulnik écrit qu'il a changé de héros.
Je rêvais très petit de devenir neuropsychiatre. La rage de comprendre a sauvé l'enfant traumatisé que j'ai été. Quand on est bousculé par un traumatisme, on est une chose, on n'est plus un être humain. Chercher à comprendre, c'est redevenir sujet. En comprenant, je deviens sujet et je ne me soumets plus à une doxa. Quand on a subit un traumatisme, on peut souffrir deux fois. Une première fois dans le réel et une deuxième fois dans le représentation du réel. Quand on a travaillé sur la théorie de la résilience, on analyse les facteurs qui permettent de lancer une reconstruction constante. On peut alors transformer l'horreur, le traumatisme, en plaisir de comprendre. Je ne suis pas un héros, je ne veux tuer personne et je ne veux pas mourir. J'ai des imperfections, des faiblesses, des craintes. Le héros ne peut être héroïsé que dans les récits.
Ivres paradis, bonheurs héroïques est un livre saisissant. A nous d'êtres guidés par cette vigilance. Si le héros devient idole, seule la passion fonctionne, plus de pensées, et donc plus de doutes, et c'est là que se noue le drame : Il y a du bonheur dans la soumission....
Tout le monde devrait lire ce livre pour être conscient des manipulations dont il pourrait être, au moins le spectateur passif, au pire l'auditeur enthousiaste.
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Boris Cyrulnik, le lundi 28 mars 2018, a commenté sur LCI, l'acte de bravoure de ce lieutenant-colonel, Arnaud Beltrame, 44 ans, qui a succombé à ses blessures après avoir échangé sa vie contre celle d'une employée du supermarché de Trèbes, lors de la prise d'otages survenue le 23 mars 2018 dans l'Aude. Il a affirmé que le mot «héros» convient exactement...Pas forcément à cause du sacrifice, mais à cause du discours qu'il va engendrer. Il a également souligné que «Beaucoup d'hommes et de femmes ont des comportements héroïques, courageux dont on ne parle jamais, ils ne seront jamais des héros». En revanche, cet homme, en se sacrifiant, va engendrer une foule de récits, de livres, des réflexions, donc on va lui donner le statut du héros, qui est sa place. «Ce lieutenant-colonel aura mérité un livre, une réflexion sur sa fonction psychosociale. Il ne voulait rien du tout, il voulait sauver des gens».
Aujourd'hui, près de 200 rues portent le nom d'Arnaud Beltrame en France.
Mais c'est une plaque lui rendant hommage qui est en train d'enflammer la toile. La plaque avait été dévoilée cet hiver à Paris dans le 3ème arrondissement, à l'occasion de l'inauguration de la caserne des Minimes transformée en logement sociaux, mais c'est seulement maintenant que les esprits s'échauffent. En cause, les quelques lignes apposées : «Assassiné lors de l'attentat terroriste du 23 mars 2018 à Trèbes (Aude). Victime de son héroïsme» : Une formule qui choque. «Insulte à sa mémoire», «l'héroïsme ne tue pas, le terrorisme oui», «plaque odieuse», «A éffacer»...etc. Les réactions fusent...
Boris Cyrulnik, avait vu juste !