12 Avril 2022
Le culte de la personnalité de Joseph Staline est devenu une caractéristique importante de la culture soviétique en décembre 1929, après une somptueuse célébration de son prétendu 50e anniversaire. Pour le reste du règne de Staline, la presse soviétique a présenté Staline comme un leader tout-puissant et omniscient, avec le nom et l'image de Staline apparaissant partout. Lire ► : Le culte de la personnalité de Staline
Lancée par Staline en 1929, la politique de collectivisation forcée des terres affama éleveurs et paysans, faisant 6 millions de morts. Mais il faudra attendre la fin de l'URSS pour que cette terrible famine soit enfin reconnue.
Tandis que l'Occident capitaliste s'enfonce dans la Grande dépression, l'URSS connaît une catastrophe démographique sans précédent : en deux ans (1931-1933), environ 6 millions de personnes, pour l'essentiel des paysans et des éleveurs nomades, meurent de faim, des dizaines de millions de survivants restant marqués à vis par le traumatisme de la famine. Les régions les plus touchées sont le Kazakhstan, où un tiers de la population autochtone meurt de faim. L'Ukraine et les riches plaines céréalières du Caucase du Nord, (environ 3.5 millions de morts), les régions de la Volga (1 million de morts).
Aucune catastrophe naturelle n'est à l'origine de ces terribles famines. Elles sont la conséquence directe de la politique de collectivisation forcée des terres et du cheptel lancée par Staline à la fin de l'année 1929. En deux ans, le cheptel soviétique a fondu de moitié (et de 90% au Kazakhstan, le plus importante région d'élevage du pays) : les éleveurs ont préféré abattre leurs bêtes, plutôt que de les voir dépérir dans les étables collectives improvisées à la va-vite. La production agricole a reculé, tandis que les prélèvements obligatoires, véritables réquisitions, sur les récoltes ont explosé. Avant la collectivisation, les paysans commercialisaient quelque 10 % de leur récolte ; en 1931-1932, les prélèvements obligatoires pesant sur les fermes collectives dépassent, dans les régions agricoles les plus riches comme l'Ukraine, le Caucase du Nord ou les régions de la Volga, la moitié des récoltes - une récolte inférieure de 20 à 30 % par rapport à la moyenne des années 20. Des dizaines de millions d'éleveurs et de paysans sont acculés à la famine. Celle-ci débute au Kazakhstan en 1931, avant de gagner les principales régions céréalières l'année suivante.
Staline et son gouvernement sont tenus régulièrement informés, notamment par les rapports envoyés par la police politique, de la dégradation de la «situation alimentaire» dans les campagnes. Impossible cependant, pour Staline, d'avouer publiquement l'ampleur de cette catastrophe : ce serait reconnaître l'échec du «Grand Tournant» qu'il a engagé, contre l'avis d'une partie des dirigeants communistes emmenés par Boukharine. Les prélèvements massifs sur la production agricole, «l'accumulation primitive socialiste» pour employer l'expression utilisée par l'un des plus éminents économistes marxistes de l'époque, sont en effet un élément clé de la politique stalinienne de «modernisation» accélérée du pays : l'exportation massive de céréales doit permettre l'importation d'équipements et de matériels indispensables à l'industrialisation. Aux yeux de Staline, la politique qu'il a engagée est une réussite : au cours du premier plan quinquennal (1928-1932), les exportations de céréales ont été multipliées par 10, la production d'acier et d'électricité par 3. La «construction du socialisme» est en passe d'être accomplie.
Dans cette perspective, les «difficultés alimentaires ponctuelles» - euphémisme utilisé dans les rapports secrets de la police politique et du Parti communiste pour qualifier la famine - ne sont, aux yeux de Staline, qu'un «dommage collatéral». La famine fera l'objet d'un déni total. La presse est sommée de vanter l'abondance des quelques magasins d'alimentation du centre-ville de Moscou, réservés en réalité à la nomenklatura, la nouvelle élite du Parti.
Alors que la famine fait rage, Staline exalte, lors du 1er congrès des Kolkhoziens de choc qui se tient à Moscou en février 1933, «les immenses succès de la construction du socialisme dans les campagnes. Nous avons sauvé, explique-t-il à la tribune, pas moins de 20 millions de paysans pauvres de la ruine et de l'exploitation des Koulaks [paysans aisés], nous les avons transformés en Kolkhoziens heureux de leur sort !».
Cependant, mobiliser tout l'appareil de propagande, nier la réalité, ne suffit pas. Comment empêcher les affamés d'affluer vers les villes et les rumeurs sur le cannibalisme de se propager ? Staline décide d'instaurer un véritable blocus, en Ukraine et dans le Caucase du Nord. Les paysans affamés sont confinés dans leur village, la vente des billets de train est suspendue, les routes bloquées par les unités spéciales de la police politique.
Pour Staline, la fuite massive des paysans est un complot organisé par les «agents de l'étranger». Dans sa directive secrète du 22 janvier 1933, il écrit : «Le comité central a appris qu'une exode massif de «paysans à la recherche de pain» est en cours en Ukraine [...]. Il ne fait aucun doute que ces départs sont sciemment organisés par les ennemis du pouvoir soviétique, notamment par des agents polonais afin de discréditer, par l'intermédiaire de "paysans", le régime soviétique en général et les kolkhozes en particulier».
Bientôt, cependant, une nouvelle menace pointe, qu'un des hauts responsables communistes résume sans ambages : «Pour qu'à l'avenir la production puisse augmenter conformément aux besoins de l'État prolétarien, nous devons prendre en considération les besoins minimaux des Kolkhozes et des kolkhoziens, faute de quoi il n'y aura bientôt plus personne pour semer et assurer le développement de l'agriculture».
Avec une population décimée par la famine, au printemps 1933, la question se pose effectivement en ces termes. Étant donné leur état d'affaiblissement, les kolkhoziens qui ont survécu à la famine parviennent difficilement à reconstituer leur force de travail. «Les rares qui travaillent encore, sont bien incapables de remplir les normes. Par conséquent, ils ne reçoivent presque rien pour leur travail et commencent à gonfler».
Pour remédier au manque dramatique de main-d'œuvre, les autorités mobilisent, manu militari, une partie de la population urbaine, réquisitionnée sans ménagement pour les travaux des champs. Voici, sur ce point, le témoignage du consul italien à Kharkov : «La mobilisation des forces citadines pour les travaux des champs a pris des proportions énormes. On estime que cette semaine 20 000 personnes ont été envoyées chaque jour à la campagne pour une période de deux à trois semaines. La réquisition des hommes s'apparente à la traite des Noirs. Avant-hier, on a cerné le bazar, pris tous les gens valides, hommes, femmes, adolescents et adolescentes, et on les a emmenés à la gare, encadrés par les agents du Guépéou, et expédiés aux champs».
Ces mesures ne suffisant pas, le gouvernement débloque quelques aides alimentaires, fort modestes, pour «stimuler le retour au travail des kolkhoziens et assurer une excellente campagne des semailles». Ces aides sont destinées à «ceux qui les méritent, c'est à dire en priorité, et par ordre, aux tactoristes, aux brigadiers, aux kolkhoziens ayant effectué un nombre important de journées-travail au cours de l'année écoulée, aux familles ayant un membre effectuant son service à l'armée Rouge, à tous les Kolkhoziens qui s'engagent à travailler consciencieusement et tiennent, dans les faits, leur engagement. Qui ne travaille pas, ne mange pas». - Quinze ans après avoir été formulée par Lénine, ce principe est mis en pratique par Staline.
Après cette terrible famine, passée sous silence jusqu'à la chute de l'URSS, le régime stalinien décida toutefois de procéder à une légère «correction de la ligne» : il autorisa les kolkhoziens à conserver un petit lopin individuel (inférieur à un demi-hectare) et un micro-élevage (une vache, un porc et quelques volailles). Cette concession était trop modeste pour satisfaire le paysan spolié, mais suffisante pour éviter une nouvelle famine. À la fin des années 30, les lopins individuels (3% de la surface ensemencée) fournissaient 45 % de la production agricole totale en valeur ! La famille kolkhozienne tirait de son lopin 80 % de ses revenus, par la vente de quelques «surplus» sur le marché libre.
S'il sauva le paysan d'une nouvelle famine, le principe du lopin individuel mina en profondeur le système kolkhozien. Assuré du minimum vital, le paysan négligera le travail collectif, qui ne lui rapportait quasiment rien. A la violence exercée contre eux, les paysans répondirent en travaillant le moins possible sur une terre qui ne leur appartenait plus. L'État soviétique se trouva ainsi contraint d'administrer un éventail croissant d'activités dont les paysans, de tout temps et dans tous les pays, s'acquittaient eux-mêmes : Labours, semailles, moisson, battage....Privés de tout droit, de toute autonomie, les kolkhozes étaient condamnés à la stagnation. Et l'agriculture soviétique a une crise structurelle, dont elle ne devait jamais se remettre.
Biographie : Nicolas Werth «La route de la Kolyma. Voyage sur les traces du Goulag», Belin, 2012.
Nicolas Werth, spécialiste reconnu des politiques de violences en URSS et de l'histoire du Goulag en particulier et ses compagnons de voyage vont sillonner la Kolyma, région symbole du goulag, la plus éloignée et la plus inaccessible, à la recherche des dernières traces du plus grand ensemble concentrationnaire soviétique. Durant 25 ans, entre 1930 et le milieu des années 1950, 20 millions de soviétiques sont passés par ces camps, 2 millions sont mort au Goulag, plus d'un million ont été exécutés.
Les archives ont été largement ouvertes à partir de la fin des années 1980, si bien que de nombreux livres - recueils de documents et études scientifiques ont été publiés.
Néanmoins, les autorités russes actuelles tentent régulièrement de justifier le stalinisme - par exemple, en soutenant un manuel d'histoire qui affirme, contre toute vérité, que les purges des années 1930 ont permis de renforcer l'État et, donc, de gagner la guerre. De leur côté les autorités Ukrainiennes encouragent, surtout depuis la «Révolution orange» de 2004 - 2005, la commémoration des crimes commis en Ukraine par le pouvoir soviétique.
En 2003, avant la Révolution orange, le Parlement ukrainien avait voté une résolution qui assimilait cette famine à un génocide. Depuis 2006, elle est officiellement reconnue comme tel. Au grand dam de la Russie de Vladimir Poutine qui refuse d’associer la situation ukrainienne en 1932-1933 à ce terme. Presque quatre-vingt-dix ans après les faits, les archives à Moscou sont de nouveau scellées et le débat est soumis aux pressions gouvernementales.