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Vérité, liberté, démocratie : écoutons Spinoza plutôt que Poutine !

Allégorie de la Force et de la Vérité, Antonio Balestra.

Allégorie de la Force et de la Vérité, Antonio Balestra.

Un article récemment publié par The Conversation France montre comment la propagande russe se déploie sous le masque d’une critique post-moderne, qui redéfinit systématiquement des notions comme « vérité », « liberté » ou « démocratie »…

Le mieux à faire pour résister, de sa petite place, et avec les seules armes de l’esprit, n’est-il pas alors de mettre en évidence l’inanité d’un tel travail de déstabilisation conceptuelle, dont l’objectif est de nous plonger dans la confusion, à la lumière de ce que la pensée philosophique a pu proposer, à cet égard, de plus ferme, et de plus clair ?

Nous nous bornerons ici à évoquer ce que nous a appris Spinoza.

De la vérité

Commençons par l’examen du concept de vérité. Car, si ce concept est mystificateur, il sera impossible de dire en vérité ce qu’est la liberté, comme de prétendre définir la « vraie » démocratie. On ne pourra que subir le discours de celui qui parle le plus fort. Si, et quand, c’est « à chacun son discours », celui qui détient l’arme nucléaire et en menace les autres tient sans contestation possible le discours le plus « vrai » !

Mais peut-on tenir pour seule vérité le principe « à chacun sa vérité », qui plonge dans un relativisme destructeur de toute consistance conceptuelle, et rend impossible une distinction claire entre le vrai et le faux ? Pour Spinoza, plutôt que de vérité, il est préférable de parler « d’idées vraies ». Car l’idée, « concept que l’esprit forme parce qu’il est un être pensant » (Ethique, II, déf. 3), peut être ou bien fausse, c.-à-d., « inadéquate ou confuse », ou bien « vraie », c.-à-d., adéquate et claire.

« La fausseté consiste en une privation de connaissance » (E. II, P. 35). La vérité, dans la connaissance adéquate de la « chose », que permet cette idée : « Avoir une idée vraie, c’est connaître une chose parfaitement, ou le mieux possible ». La vérité est alors norme de soi-même et du faux, car « qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie, et ne peut douter de la vérité de la chose ». (P. 43)

L’idée, et l’essentiel est là, n’est pas autre chose que « l’acte même de comprendre ». « Tout ce à quoi nous nous efforçons par raison est de comprendre » (IV, P. 26). « La vertu absolue de l’esprit, c’est donc comprendre » (P. 28). La « puissance de l’esprit » s’exprime dans l’acte de « s’efforcer de comprendre » (E, V, P. 10). L’idée vraie est le résultat de l’effort fait pour comprendre. Est mauvais tout ce qui peut empêcher de comprendre.

Ainsi il n’y a pas de vérité en dehors de celui qui pense. La vérité n’est pas une réalité extérieure aux individus, que l’on pourrait trouver dans un texte, plus ou moins sacré. Elle réside dans l’acte même de comprendre, à quoi s’efforce tout sujet raisonnable. Elle se donne à celui qui fait l’effort de comprendre. Il faut parler de connaissance vraie, plutôt que de vérité.

On peut alors gager que Poutine sait très bien qu’il s’est rendu coupable d’une invasion, qu’il fait la guerre, et qu’il massacre des innocents. S’il ne le sait pas, c’est qu’il refuse de faire cet indispensable effort de comprendre au bout duquel, seul, il y a production d’une idée vraie. Tout être humain faisant cet effort comprendra avec la plus parfaite clarté qu’aussi sûr qu’un chat est un chat, une guerre est une guerre, et Poutine un assassin.

De la liberté

On pourrait s’en tenir à une définition donnée dès les premières lignes de l’Ethique :

« On dit qu’une chose est libre si elle existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir ; on dit qu’elle est contrainte si elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir. »

La cause est d’emblée entendue. C’est à l’évidence pour sauvegarder leur liberté que luttent les Ukrainiens, dont le légitime combat ne peut qu’être approuvé et soutenu par tout être raisonnable.

Mais il n’est peut-être pas inutile d’ajouter que l’« homme libre » est celui « qui vit sous le seul commandement de la raison », et qui désire directement « ce qui est bon » de ce point de vue : « agir, vivre, conserver son être d’après le principe qu’il faut chercher ce qui est utile à chacun » (E. IV, P. 67). Spinoza ajoute trois considérations.

Premièrement, « Un désir qui naît de la raison nous mène directement au bien… aussi tendons-nous directement au bien sous la conduite de la raison, et c’est seulement dans cette mesure que nous fuyons le mal » (IV, P. 63). Il n’est donc pas difficile de distinguer le bien du mal !

Par ailleurs, « L’homme libre ne pense jamais à la mort ; sa sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie » (E. IV, P. 67). Ce qui donne une idée du degré de servitude auquel sont parvenus ceux qui se sont crus autorisés à détruire la liberté des autres, et qui se sont donné la mort pour seul horizon… En ce sens, ils sont au moins autant à plaindre, qu’à condamner !

Enfin, « celui qui nait libre, et qui le reste, n’a que des idées adéquates ». La liberté est en quelque sorte une condition de l’accès à la vérité (par l’exercice de « l’acte même de comprendre »).

On pourrait alors ajouter que le sommet de la liberté est « la liberté de l’esprit, ou béatitude » (E. V, Préface), « puisqu’il n’y a d’autre puissance de l’esprit que celle de penser et de former des idées adéquates » (E, V, P. 4). Cela soulève la question de la démocratie.

De la démocratie

L’État poutinien serait-il un nouveau modèle de régime démocratique ? Mais qu’est-ce qu’un État démocratique ? On peut retenir trois enseignements des analyses que le Traité Théologico-Politique propose sur le « fondement » et la « « fin de la Démocratie ». Tout d’abord, la Démocratie se définit comme « l’union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir ». Son fondement est un « pacte tacite ou exprès », permettant de « réfréner l’Appétit, en tant qu’il pousse à causer du dommage à autrui, de ne faire à personne ce qu’ils ne voudraient pas qui leur fût fait, et enfin de maintenir le droit d’autrui comme le sien propre ». Par ce pacte :

« L’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toute choses un droit souverain de Nature, c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir. »

Dans un État démocratique, une obéissance absolue au souverain est exigée : « nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain » (chapitre XVI). Mais alors, ne pourrait-on parler d’une dictature du souverain, qui serait par essence liberticide ?

Non, car il faut bien voir que (chapitre XX) « La fin de l’État est en réalité la liberté ». Le pacte social a pour fin de permettre de vivre « dans la concorde et dans la paix » :

« Sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. »

Si bien que ce qui est exigé par l’État démocratique est que l’individu renonce à son droit d’agir selon le seul décret de sa pensée, et nullement à son droit de penser librement :

« C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger. »

Et encore :

« Tous conviennent d’agir par un commun décret, mais non de juger et de raisonner en commun. »

Dans un État libre, enfin, « il est loisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ». La majesté souveraine ne peut s’exercer ni sur le vrai et le faux, ni sur les convictions religieuses.

L’État poutinien préserve-t-il la liberté de penser ? La question pourrait prêter à sourire, si la réponse n’était pas aussi tragique, en termes d’arrestations, d’emprisonnements, d’empoisonnements, et de meurtres !

Ainsi Spinoza nous a-t-il appris que l’Homme est capable de produire des idées vraies, la « vérité » étant « norme de soi-même et du faux » (E, II, P. 43) ; qu’est libre celui qui vit sous le seul commandement de la raison ; et que l’État démocratique a pour caractère premier de sauvegarder la liberté de penser. Ce qui permet, d’une part, de dévoiler le caractère fallacieux de la « pensée » poutinienne, dans sa prétention à déconstruire les concepts « occidentaux » de vérité, de liberté, et de démocratie. Et, d’autre part, de condamner avec la plus grande sévérité une effroyable et insensée entreprise d’invasion destructrice du pays voisin, entreprise aussi liberticide que cruelle. Pour le dire en un mot : inhumaine.The Conversation

Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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