7 Mars 2023
La carrière de Dylan repose sur son génie créatif, mais aussi sur des choix courageux et intuitifs. Sharon Mollerus
Auteur, compositeur, musicien, écrivain, peintre : la légende de Dylan, qui vient de fêter ses 81 ans, est liée à la génération des baby-boomers qui le place parmi les cinq plus grands artistes du XXᵉ siècle.
Sa longue carrière repose certes sur son génie créatif, mais aussi sur quelques choix courageux et intuitifs qui font de lui un entrepreneur au sens effectual – et non pas causal – du terme.
La théorie de l’effectuation casse le mythe de l’entrepreneur héroïque et montre son humanité, voire sa banalité.
La théorie libérale de l’effectuation et ses 5 principes, pensés par la chercheuse Saras Sarasvathy au terme d’une longue enquête de terrain auprès de 27 entrepreneurs à succès, a vu le jour en 2001.
Désormais, nombreux sont les articles académiques ou grand public qui s’y rapportent. Cette théorie a gagné de l’importance en sciences de gestion et dans l’entrepreneuriat grâce à son approche pragmatique.
Elle repose sur une inversion totale de l’approche causale et du modèle rationnel prédictif selon lequel les entrepreneurs seraient des super-héros, des êtres à part. On peut y voir un parallèle avec Dylan, tant les médias ont voulu en faire le héros de son temps. En 2016, dans une rare interview à CBS rapportée par Le Monde, il déclarait : « Si vous examinez les chansons, je ne pense pas que vous trouverez quoi que ce soit qui fasse de moi un porte-parole de qui que ce soit ».
Le malentendu est ancré dans l’histoire des années 1960 : un des titres phares de son 3e album fut enregistré en octobre 1963 – quelques jours avant l’assassinat à Dallas du président Kennedy – et l’album sortit en janvier 1964 – quelques semaines après la fameuse Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté d’août 1963 – avec un hymne prémonitoire et mystérieux, « The times They Are A-Changin ».
En 1962, Dylan enregistre son premier album à New York et le sort sans qu’il soit vraiment « terminé ».
Selon la théorie de l’effectuation, l’entrepreneur qui essaie de résoudre un problème dans un environnement incertain – ici, sortir un premier album alors qu’il est inconnu – s’appuie sur 3 questionnements. Qui est-il ? Quels sont ses compétences et son savoir ? Et enfin : qui connaît-il ? (son réseau). Il exploite donc les seules ressources qui sont à sa disposition pour déterminer un but atteignable.
Ce principe, Bob Dylan l’illustre de façon assez fulgurante, enregistrant à New York en seulement trois sessions, en novembre 1961, ce qui sera son premier album – sans lui donner de titre – et qui sortira en mars 1962.
Il n’est sûr que de lui-même et de son talent pour reprendre les chansons folk traditionnelles. Il ne connaît personne, il n’a pas d’argent. La légende raconte que le disque – qui compte deux chansons originales et 11 reprises – a été enregistré pour 402 dollars. Il y glisse des adaptations – dont certaines sont largement inspirées de folksingers comme Dave Van Ronk sur The House of the Rising Sun – et connaît un succès d’estime.
Mais qu’importe, un artiste-entrepreneur nommé Bob Dylan existe à partir de 1962. Il s’est fait connaître, il s’est trouvé un premier style vocal fondé sur l’expressivité brute et ses deux premières compositions l’installent comme un auteur original. L’album est publié et la carrière du « Zim errant » est lancée.
Dans un environnement complexe, les entrepreneurs raisonneraient en « perte acceptable » plutôt qu’en termes de retour sur investissement. Autrement dit, ils estiment la perte envisageable pour avancer plutôt que d’évaluer ce qu’ils sont en mesure (si tout se passe bien !) de gagner.
Bob Dylan va clairement illustrer ce principe au travers de la chanson Like a Rolling Stone », sortie en 1965 dans son second album.
Figurant sur l’album Highway 61 Revisited, elle déroute par sa longueur inhabituelle (plus de 6 minutes) loin des standards des passages radio. Musicalement, elle peut se rapprocher d’une valse, son introduction « tape » fort, le volume de l’orgue est volontairement saturé, la guitare est outrageusement électrique. Son texte est issu d’un long poème de dix pages qui ne parle pas d’amour mais plutôt d’une vengeance, d’une déchéance et d’un mépris – une femme nommée Miss Lonely qui finalement se révélera libre et riche de sa légèreté retrouvée.
En 1965-1966 alors que Bob Dylan doutait de sa carrière et semblait déçu des attentes routinières de son public, cette chanson lui fait perdre bon nombre de fans de la première heure et prend le risque de choquer son auditoire. Mais cette perte qu’il est prêt à accepter relance une carrière qu’il était prêt à mettre entre parenthèses. Nous apprenons au travers du documentaire de Martin Scorsese No Direction Home que Dylan a été très affecté par l’accueil plus que timoré que lui faisait le public – habitué à ses morceaux plus folks et acoustiques – à l’époque où il lançait cette chanson. Là encore, peu importe, la chanson est propulsée et la perte est largement acceptable !
Ce principe s’illustre au travers du rôle d’Alias joué par Dylan dans le western Pat Garrett et Billy le Kid en 1973. Ce personnage secondaire et mystérieux est assez peu mobilisé dans l’iconographie de l’artiste. Il va pourtant lui offrir l’opportunité de rencontrer une foule de talents nouveaux, d’artistes complémentaires, de se réinventer et même de composer une bande-son géniale et inspirante
En effet, l’effectuation – paradigme pragmatiste – montre que les entrepreneurs coopèrent entre eux. Ils vont même jusqu’à négocier avec les parties prenantes de leur écosystème dans l’espoir de faire avancer leur aventure entrepreneuriale. Ce principe du « patchwork fou » renvoie à une activité à forte dimension sociale, a priori loin d’un artiste décrit comme isolé et autocentré – voire insupportable.
Dans le cadre du tournage de ce western morose Dylan collecte, trie, classe et coud ensemble des éléments apportés par chacune des parties prenantes. Il ne cherche pas à devenir acteur de cinéma mais à rencontrer des personnalités artistiques nouvelles (Wurlitzer, Coburn et Peckinpah) à s’en inspirer. Cela lui permet ausside changer d’atmosphère et de se ressourcer après de longues tournées.
Sous le soleil du nouveau Mexique auprès d’autres talents, il retrouve une inspiration qui semblait alors le fuir : un patchwork fou !
En 2016, Dylan reçoit le Prix Nobel de littérature. Dylan feint d’abord de snober la récompense puis prétexte « de précédents engagements » pour envoyer son amie Patti Smith le recevoir en son nom des mains du roi de Suède.
Dans ses travaux Saras Sarasvathy a noté que, bien souvent, les entrepreneurs qui ont déjà un peu d’expérience – c’est bien le cas de Dylan en 2016 – font montre d’un savant mélange de lucidité, d’opportunisme et de pragmatisme.
C’est particulièrement frappant dans le cas du Prix Nobel de littérature, surprenant pour le grand public, et même controversé chez les lettrés. Ce prix le propulse au firmament mais non sans quelques atermoiements. Peu importe là encore, la prestigieuse académie a bien récompensé un certain Robert Allen Zimmerman « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique. »
L’artiste est donc nobélisé pour sa contribution à dimension poétique. Il laisse passer l’orage et la controverse pendant deux longues semaines de silence puisinforme l’Académie qu’il accepte le prix. S’en suivent une série de malentendus. Son « prix Nobel de la muflerie » est néanmoins reçu en son nom et en chantant par son amie Patti Smith – émue et balbutiante – le 10 décembre 2016 : « J’ai choisi A Hard Rain’s A-Gonna Fall parce que c’est l’un de ses plus beaux morceaux. À sa maîtrise très rimbaldienne de la langue américaine, elle mêle une profonde compréhension des causes de la souffrance humaine, et au final de sa résilience », déclara-t-elle.
Pour illustrer ce dernier principe, citons le coup de maître que fut la parution du tout premier double album de l’histoire du rock. Son 7e album studio, Blonde On Blonde, sort le 16 mai 1966. Son ambition créatrice est en totale cohérence avec la grille de lecture effectuale de son aventure entrepreneuriale.
Saras Sarasvathy souligne avec ce 5e principe que les causaux mobilisent la plus grande partie de leur énergie lorsqu’ils tentent de définir à la fois l’objectif et le chemin pour arriver à leurs fins alors que les effectuaux vont mobiliser leur créativité pour accompagner l’incertitude et ouvrir l’univers des possibles de façon à ce que le projet se clarifie à mesure qu’il avance. Ce double album illustre cet « univers des possibles » et ouvre la voie à Exile on main street des Rolling Stones en 1972, à Physical Graffiti de Led Zepellin en 1975 ou à The Wall des Pink Floyd en 1979.
Bob Dylan, en 1966, fut « le pilote dans l’avion » en choisissant de conserver – malgré le coût annoncé – tous les enregistrements et de ne pas les couper ou les supprimer.
Il apparaît alors comme l’un des leaders d’une nouvelle identité musicale – blues rock – avec un positionnement encore plus éclectique, des guitares encore plus électriques et des textes encore plus poétiques. Il sait qu’il va perdre quelques fans de la première heure mais il a compris qu’il en gagnerait d’autres en s’éloignant d’un rôle de porte-parole qu’il réfute. Tout dans cet album est créatif et volontariste, à commencer par la pochette qui le montre légèrement flou et peu avenant. Peu importe là encore, c’est lui le pilote et même la pochette intérieure qui montre sans permission l’actrice Claudia Cardinale est de son fait.
Le pilotage assumé de ce double album se niche aussi dans les titres. Ils durent de 4 à 7 minutes excepté un titre unique et de longue durée « Sad Eyed Lady of the Lowlands » ce qui était rarissime à l’époque dans ce secteur musical. Bizarrement, il n’y a quasiment pas d’image de la genèse de Blonde on Blonde qui sera classé parmi les 10 plus grands album de tous les temps. Le pilote d’un avion sans trace !
Marc Bidan, Directeur du laboratoire LEMNA - Professeur en Management des systèmes d’information - Polytech Nantes, Auteurs historiques The Conversation France
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.